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Elle s'avança vers eux et prit Citroën dans ses bras. Il se raidit, têtu. Très douce, elle l'embrassa sur sa joue brune.

– Mon pauvre chou, dit-elle avec tendresse. Cette vilaine maman qui oublie votre goûter. Venez, pour la peine on va boire une bonne tasse de chocolat au lait.

Elle le reposa par terre. Les larmes des jumeaux s'étaient arrêtées net et ils piaillèrent de joie en se précipitant vers elle. Ils frottaient leurs figures sales contre ses jambes gainées de noir, tandis qu'elle s'approchait du fourneau pour décrocher une casserole qu'elle remplit de lait. Médusé, Citroën, son morceau de pain à la main, la regardait. Son front plissé se détendit. Ses yeux brillaient de larmes, mais il restait encore indécis. Elle lui sourit, enjôleuse. Il sourit à son tour, d'un sourire timide comme un écureuil bleu.

– Tu vas voir comme tu m'aimeras, maintenant, murmura-t-elle presque pour elle-même. Tu n'auras plus jamais rien à me reprocher.

Et voilà, ils se nourrissent seuls, ils n'ont plus besoin de moi, se disait-elle cependant avec amertume. Peut-être qu'ils tournaient déjà les robinets.

N'importe. Cela pouvait se regagner. Elle leur donnerait tant d'amour. Elle allait leur donner tant d'amour que leur vie entière, tissée de soins et de bons offices, perdrait son sens hors de sa présence.

Comme ses yeux erraient à ce moment par la fenêtre, elle vit une épaisse fumée s'élever là-bas, vers le hangar. C'était le chemin de lancement du bateau qui brûlait.

Elle sortit pour aller voir; derrière elle, les trois petits babillaient. Elle sentait déjà ce que signifiait l'incendie sans avoir besoin de vérifier. Son dernier obstacle s'envolait.

Le hangar craquait et ronflait. Des morceaux de bois carbonisé s'abattaient du toit. Devant la porte, Jacquemort, immobile, contemplait le brasier. Clémentine lui posa la main sur l'épaule. Il sursauta, mais il ne dit rien.

– Angel est parti? demanda Clémentine. Il acquiesça de la tête.

– Quand tout ça sera brûlé, dit Clémentine, vous déblaierez avec la bonne. Ça fera un merveilleux terrain de jeux pour les petits. On leur construira un portique. Vous leur construirez un portique, c'est-à-dire. Ils s'amuseront comme des rois.

Il parut étonné et vit en la regardant que ça ne se discutait pas.

– Vous pouvez faire ça, assura-t-elle. Mon mari l'aurait très bien fait. Il était adroit. J'espère que les petits tiendront de lui.

TROISIÈME PARTIE

I

55 janvril

Déjà quatre ans et des jours que je suis là, se dit Jacquemort.

Sa barbe avait allongé.

II

59 janvril

Il tombait une pluie fine et pernicieuse, et on toussait. Le jardin coulait, gluant. On voyait à peine la mer, du même gris que le ciel, et dans la baie, la pluie s'inclinait au gré du vent, hachait l'air de biais.

Il n'y a rien à faire quand il pleut. On joue dans sa chambre. Noël, Joël et Citroën jouaient dans leur chambre. Ils jouaient à baver. Citroën, à quatre pattes, cheminait le long de la bordure du tapis et s'arrêtait à toutes les taches rouges. Il penchait la tête et se laissait baver. Noël et Joël suivaient et tâchaient de baver aux mêmes endroits. Délicat.

Il pleuvait quand même. Clémentine, dans la cuisine, préparait des purées au lait. Elle avait engraissé. Elle ne se maquillait plus. Elle s'occupait de ses enfants. Son travail fini, elle monta pour reprendre sa surveillance. Quand elle entra, Culblanc leur faisait des reproches.

– Vous êtes des dégoûtants. Vous êtes des petits sales.

– Il pleut dehors, observa Citroën qui venait d'en réussir un beau bien filant.

– Il pleut dehors, répéta Joël.

– Il pleut, dit Noël plus concis.

Il est vrai qu'il s'évertuait au même instant.

– Et qui va nettoyer vos cochonneries?

– C'est toi, dit Citroën.

Clémentine entra. Elle avait écouté la fin.

– Naturellement, c'est vous, dit-elle. Vous êtes là pour ça. Ils ont bien le droit de s'amuser, ces pauvres chéris. Vous trouvez qu'il fait si beau?

– Ça n a pas le sens commun, dit Culblanc.

– Ça suffit, dit Clémentine. Vous pouvez retourner à votre repassage. Je m'occuperai d'eux.

La bonne sortit.

– Bavez, mes minets, dit Clémentine. Si ça vous amuse, bavez.

– On n'a plus envie, dit Citroën.

Il se leva.

– Venez, dit-il à ses frères. On va jouer au train.

– Venez me faire une bisette, dit Clémentine.

– Non, dit Citroën.

– Non, dit Joël.

Noël ne dit rien. C'était la seule possibilité résiduelle d'abréviation.

– On n'aime plus sa mamie? demanda Clémentine en s'agenouillant.

– Mais si, dit Citroën. Mais on joue au train. Il faut que tu montes dans le train.

– Eh bien! je monte, dit Clémentine. Houp! En voiture!

– Crie, dit Citroën. Tu feras le sifflet. Moi je suis le conducteur.

– Moi aussi, dit Joël qui se mit à faire tchou tchou.

– Moi…, commença Noël. Il se tut.

– Oh! mes cocos chéris, dit Clémentine. Elle se mit à les embrasser.

– Crie, dit Citroën. On arrive

Joël ralentit.

– Eh bien! dit Clémentine, la voix cassée d'avoir trop crié, il marche rudement bien, ce train. Venez manger votre purée.

– Non, dit Citroën.

– Non, dit Joël.

– Pour me faire plaisir, dit Clémentine.

– Non, dit Citroën.

– Non, dit Joël.

– Alors je vais pleurer, dit Clémentine.

– Tu ne sais pas, observa Noël méprisant, arraché à son laconisme habituel par la remarque vraiment outrecuidante de sa mère.

– Ah! je ne sais pas pleurer? dit Clémentine.

Elle fondit en larmes, mais Citroën l'arrêta aussitôt.

– Non, dit-il. Tu ne sais pas. Toi, tu fais hû, hû, hû. Nous on fait ah.

– Alors ah, ah, aah! dit Clémentine.

– Ce n'est pas ça, dit Joël. Écoute.

Puis gagné par l'ambiance, Noël réussit une larme. Piqué au jeu, Joël continua. Citroën ne pleurait jamais. Mais il était très triste. Peut-être même désespéré.

Clémentine s'inquiéta:

– Mais vous pleurez pour de vrai! Citroën! Noël! Joël! Cessez cette comédie, mes minets! Mes petits! Mes chéris! Voyons! Ne pleurez pas! Qu'est-ce qu'il y a?

– Vilaine! beugla Joël, lamentable.

– Méchante! glapit Citroën, furieux.

– Ouin! hurla Noël de plus belle.

– Mes chéris! Mais non! Ce n'est rien, voyons, c'était pour rire! Enfin, vous me rendez folle!

– Je ne veux pas de purée, dit Citroën et il se remit à brailler.

– Veux pas la purée! dit Joël.

– A veux pas! dit Noël.

Quand ils étaient émus, Joël et Noël se remettaient à parler bébé.

Clémentine les caressait et les embrassait, complètement démontée.

– Mes petits choux, dit-elle. Eh bien! on la mangera tout à l'heure. Pas maintenant.

Tout s'arrêta comme par magie.

– Viens jouer au bateau, dit Citroën à Joël.

– Oh! oui, au bateau, dit Joël.

– Au bateau, conclut Noël. Ils s'écartèrent de Clémentine.

– Laisse-nous, dit Citroën. On joue.

– Je vous laisse, dit Clémentine. Vous voulez bien que je reste à tricoter?

– À côté, dit Citroën.

– Va à côté, dit Joël. Hue, bateau!

Clémentine soupira et sortit à regret. Elle aurait voulu les avoir encore tout petits et tout mignons. Comme le premier jour où ils avaient tété. Elle baissa la tête et se rappela.