134. UNE BELLE JOURNÉE
Tout en œuvrant à la construction de leur mini-révolution, Julie et ses compagnons goûtaient à cette sensation rafraîchissante: voir son esprit individuel s'élargir à un esprit collectif comme si, soudain, lui était révélé un extraordinaire secret: l'esprit n'est pas limité à la prison du corps, l'intelligence n'est pas limitée à la caverne de son crâne. Il suffisait que Julie le veuille pour que son esprit sorte du crâne et se transforme en un immense napperon de dentelle de lumière s'agrandissant sans cesse pour se répandre autour d'elle.
Son esprit était capable d'envelopper le monde! Elle avait toujours su qu'elle n'était pas qu'un gros sac rempli d'atomes, mais de là à percevoir cette sensation de toute-puissance spirituelle…
Simultanément elle ressentit une deuxième sensation forte: «Je ne suis pas importante.» S'étant élargie, s'étant réalisée dans le groupe des révolutionnaires fourmis, puis dans la capacité à étendre son esprit au monde, son individualité lui importait moins. Julie Pinson lui semblait quelqu'un d'externe dont elle suivait les agissements comme si elle n'était pas directement concernée. C'était une vie parmi tant d'autres. Elle n'avait plus le côté unique et tragique que comprend tout destin humain.
Julie se sentait légère.
Elle vivait, elle mourrait, la belle, rapide et inintéressante affaire. Par contre, il restait ça: son esprit pouvait traverser l'espace et le temps, s'envoler comme un immense napperon de lumière! Ça, c'était un savoir immortel.
«Bonjour, mon esprit», murmura-t-elle.
Mais comme elle n'était pas préparée à gérer une telle sensation avec son cerveau fonctionnant uniquement à 10 % de ses capacités comme celui de tout un chacun, elle revint dans le petit appartement exigu de son crâne. Là, son napperon de lumière se tint tranquille, serré froissé au fond de son crâne tel un vulgaire Kleenex.
Julie montait des tables, transportait des chaises, liait des cordes de tente, plantait des fourchettes-piquets, saluait les amazones, courait pour aider d'autres révolutionnaires à tenir un édifice en équilibre, buvait un petit coup d'hydromel pour se redonner chaud au ventre, chantonnait en besognant.
Quelques gouttes de sueur perlaient à son front et au-dessus de sa bouche. Lorsque ces dernières glissèrent aux commissures des lèvres, elle les aspira d'un coup.
Les révolutionnaires des fourmis passèrent le troisième jour d'occupation du lycée à construire des stands pour présenter leurs projets. Ils avaient d'abord songé à les aménager dans les salles de classe mais Zoé déclara qu'il serait plus convivial de les installer en bas, sur la pelouse de la cour, à proximité des tentes et du podium. Ainsi, tout le monde pourrait les visiter et participer.
Une tente tipi, un ordinateur, un fil électrique et un fil de téléphone suffisaient à créer une cellule économique viable.
Grâce aux ordinateurs, en quelques heures, la plupart des huit projets étaient prêts à fonctionner. Si la révolution communiste, c'était «les Soviets plus l'électricité», leur révolution, c'était «les fourmis plus l'informatique».
Dans son stand d'architecture, Léopold exhibait une maquette en trois dimensions en pâte à modeler de sa demeure idéale et expliquait le principe des courants d'air chauds et froids circulant entre la terre et les murs pour régler la thermie comme dans une fourmilière.
Le stand «Centre des questions» de David présentait un ordinateur à large écran et un gros disque dur ronronnant où les informations étaient stockées et regroupées. David se livrait à des démonstrations de sa machine et de son réseau. Des gens se proposaient pour l'aider à constituer les tentacules de recherche d'informations.
Au stand «SARL Révolution des fourmis», Ji-woong mettait en ordre les ardeurs révolutionnaires et disséminait les informations sur leurs activités. Déjà, un peu partout dans le monde, des lycées, des universités et même des casernes se portaient volontaires pour organiser des expériences similaires dans leurs établissements respectifs.
Ji-woong tirait pour eux les leçons de leur expérience de trois jours: commencer par faire la fête puis enchaîner avec la constitution d'une SARL et créer des filiales à l'aide des instruments informatiques.
Ji-woong espérait qu'en se répandant géographique-ment, la Révolution des fourmis s'enrichirait de nouvelles initiatives. Il suggérait d'ailleurs à chaque révolution des fourmis étrangère de les imiter.
Le Coréen donnait le plan de la disposition du podium, des tipis, du feu. Et surtout il exposait les symboles de leur révolution: les fourmis, la formule «1+1 = 3», l'hydromel, la pratique du jeu d'Eleusis.
Au stand «Mode», Narcisse s'était entouré d'amazones en guise de mannequins ou de petites mains. Certaines présentaient ses vêtements imprimés de motifs d'insectes. D'autres en peignaient sur des draps blancs,' en suivant les directives du styliste.
Zoé, un peu plus loin, n'avait pas grand-chose à montrer mais elle expliquait son ambition d'une communication absolue entre les humains et son idée de procéder grâce à des antennes nasales. Au début, cela faisait sourire mais, bien vite, on finissait par l'écouter, ne serait-ce que pour rêver d'une telle prouesse. En fait, tout le monde regrettait de n'avoir jamais vraiment communiqué avec qui que ce soit, ne serait-ce qu'une fois.
Au stand «Pierre de Rosette», Julie installait sa fourmilière. Des volontaires l'avaient aidé à creuser profondément dans le jardin afin de s'emparer du nid tout entier, reine comprise. Julie l'avait ensuite placé dans un aquarium, venu tout droit de la salle de biologie.
Les distractions ne manquaient pas. Les tables avaient été laissées en place dans la salle de ping-pong où les tournois se succédaient. Le laboratoire de langues, avec son matériel vidéo, faisait à présent fonction de salle de cinéma. Plus loin, on jouait au jeu d'Eleusis révélé par l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Son objectif de découvrir quelle était la règle était parfait pour développer les imaginations et il devint très vite le jeu fétiche.
Pour les déjeuners, Paul s'était piqué de préparer les meilleurs repas possible. «Plus la nourriture sera bonne, plus les révolutionnaires seront motivés», expliquait-il. Il nourrissait aussi l'ambition que la Révolution des fourmis soit classée dans les guides touristiques en tant que haut lieu gastronomique. Il veillait personnellement à la préparation des plats en cuisine et inventait des saveurs nouvelles à l'aide de ses miels exotiques. Miel frit, miel confit, miel en poudre, miel en sauce, il essayait toutes les combinaisons.
Il y avait de la farine dans les réserves et Paul proposa que la Révolution fabrique elle-même son pain puisqu'il était impossible de sortir en acheter dans une boulangerie. Des militants démontèrent un muret pour disposer de briques avec lesquelles ils construisirent un four à pain. Paul dirigeait la gestion du potager et du verger qui allaient leur fournir des fruits et légumes frais, même en cas d'embargo total.
Dans son stand «Gastronomie», Paul assurait à qui voulait l'entendre qu'il fallait faire confiance à son odorat pour repérer les bons aliments. Et, à le voir renifler ses jus de miel et ses légumes, on savait que la nourriture allait être de qualité.
Une amazone vint informer Julie qu'au téléphone, un certain Marcel Vaugirard, journaliste local, demandait à parler au «chef de la révolution». Elle lui avait dit qu'il n'y avait pas de chef, mais que Julie pouvait être considérée comme leur porte-parole, il réclamait donc une interview. Elle le prit.
– Bonjour, monsieur Vaugirard. Je suis surprise de ce coup de fil. Je croyais que vous parliez mieux des événements sans les connaître, remarqua Julie, mutine.
Il éluda.
– Je voudrais savoir le nombre de manifestants. La police m'a dit qu'il y avait une centaine de squatters qui s'étaient claquemurés dans un lycée, empêchant son fonctionnement normal, je voulais avoir votre estimation.