243. ENCHAINEMENT
Elle courait droit devant elle. Elle dévala la pente. Elle slaloma entre les peupliers qui s'élançaient, flèches pourpres, autour d'elle.
Applaudissements d'ailes. Des papillons déployaient leurs voilures chamarrées et brassaient l'air en se poursuivant.
Un an s'était écoulé; Julie, gardienne de l'Encyclopédie, avait remis le livre dans la valise cubique et la rapportait à l'endroit exact où elle l'avait découvert. Qu'un autre puisse à son tour dans l'avenir se servir du Savoir Relatif et Absolu.
Maintenant, elle et ses amis n'avaient plus besoin de détenir l'ouvrage. Tous les huit, ils en portaient le contenu en eux. Ils l'avaient même prolongé. Lorsqu'un maître a accompli son œuvre, il doit se retirer, fïït-il un simple livre.
Avant de refermer la mallette, Julie relut la fin du troisième volume, la toute dernière page. La main nerveuse d'Edmond Wells avait tremblé en inscrivant ces ultimes phrases.
C'est fini. Et pourtant, ce n'est que le début. C'est à vous maintenant de faire la révolution. Ou l'évolution. C'est à vous de vous forger une ambition pour votre société et votre civilisation. C'est à vous d'inventer, de bâtir, de créer afin que la société ne reste pas figée et qu'elle n'aille plus jamais en arrière. Complétez l'Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu. Inventez de nouvelles entreprises, de nouvelles manières de vivre, de nouvelles méthodes d'éducation pour que vos enfants puissent faire encore mieux que vous. Élargissez le décor de vos rêves. Tentez de fonder des sociétés utopiques. Créez des œuvres de plus en plus audacieuses. Additionnez vos talents car 1 + 1 = 3. Partez à la conquête de nouvelles dimensions de réflexion. Sans orgueil, sans violence, sans effets spectaculaires. Simplement, agissez.
Nous ne sommes que des hommes préhistoriques. La grande aventure est devant nous, non derrière.
Utilisez l'énorme banque de données que représente la nature qui vous environne. C'est un cadeau. Chaque forme de vie porte en elle une leçon. Communiquez avec tout ce qui est vie. Mêlez les connaissances.
L'avenir n'appartient ni aux puissants ni aux étince-lants.
L'avenir est forcément aux inventeurs. Inventez.
Chacun d'entre vous est une fourmi qui apporte sa brindille à l'édifice. Trouvez de petites idées originales. Chacun de vous est tout-puissant et éphémère. Raison de plus pour s'empresser de construire. Ce sera long, vous ne verrez jamais les fruits de votre travail mais, comme les fourmis, accomplissez votre pas. Un pas avant de mourir. Une fourmi prendra discrètement le relais et puis une autre, puis une autre, puis une autre.
La Révolution des fourmis se fait dans les têtes, pas dans la rue.
Je suis mort, vous êtes vivants. Dans mille ans, je serai toujours mort mais vous, vous serez vivants.
Profitez d'être vivants pour agir.
Faites la Révolution des fourmis.
Julie brouilla le code de la serrure et, à l'aide d'une corde, glissa dans le ravin où elle avait chuté naguère.
Elle s'écorcha aux ronces, aux épines, aux fougères.
Elle retrouva le fossé fangeux, le tunnel qui s'enfonçait dans la colline.
Elle y pénétra à quatre pattes et, avec l'impression de poser une bombe à retardement, elle déposa la mallette à l'endroit précis où elle l'avait découverte.
La Révolution des fourmis se renouvellerait ailleurs, différemment et en d'autres temps. Comme elle, un jour, quelqu'un découvrirait la mallette et inventerait sa propre Révolution des fourmis.
Julie sortit du tunnel boueux et remonta le talus en s'accrochant à la corde. Elle connaissait le chemin du retour.
Elle se heurta la tête au rocher de grès qui surplombait le ravin et bouscula une belette qui, en s'enfuyant, bouscula un oiseau, qui bouscula une limace, qui dérangea une fourmi au moment précis où elle allait découper une feuille.
Julie respira et des milliers d'informations se précipitèrent dans son cerveau. La forêt contenait tant de richesses. La jeune femme aux yeux gris clair n'avait pas besoin d'antennes pour percevoir l'âme de la forêt. Pour pénétrer l'esprit des autres, il suffît de le vouloir.
L'esprit de la belette était souple, tout en ondulations et petites dents pointues. La belette savait mouvoir son corps en trois dimensions en se situant parfaitement dans le paysage.
Julie plaça son attention dans l'esprit de l'oiseau et sut le plaisir de savoir voler. Il voyait de si haut. L'esprit de l'oiseau était incroyablement complexe.
L'esprit de la limace était serein. Pas de peur, seulement un peu de curiosité et un peu d'abandon face à ce qui se dressait devant elle. La limace ne pensait qu'à manger et à se tramer.
La fourmi était déjà partie; Julie ne la chercha pas. En revanche, la feuille était là et elle ressentit ce que ressentait la feuille, le plaisir d'être à la lumière. La sensation d'œuvrer en permanence à la photosynthèse. La feuille se pensait extrêmement active.
Julie chercha alors à entrer en empathie avec la colline. C'était un esprit froid. Lourd. Ancien. La colline n'avait pas conscience du passé récent. Elle se situait dans l'histoire entre le permien et le jurassique. Elle avait des souvenirs de glaciations, de sédimentations. La vie qui se déroulait sur son dos ne l'intéressait pas. Seuls les hautes fougères et les arbres étaient ses vieux compagnons. Les humains, elle les voyait vivre et aussitôt mourir tant leurs vies étaient courtes. Pour elle, les mammifères n'étaient que des météores sans intérêt. À peine nés, ils étaient déjà vieux et agonisants.
«Bonjour la belette.» «Bonjour la feuille.» «Bonjour la colline.» dit-elle à haute et intelligible voix.
Julie sourit et reprit sa route. Elle sortit de la terre, leva ses yeux gris clair vers les étoiles et 1'…
244. BALADE EN FORET
Univers immense, bleu marine et glacé.
L'image glisse vers l'avant.
Au centre de l'Univers apparaît une région saupoudrée de myriades de galaxies multicolores.
Sur les bords d'un bras d'une de ces galaxies, un vieux soleil chatoyant.
Autour de ce soleil: une petite planète tiède, marbrée de nuages nacrés.
Sous les nuages: des océans mauves bordés de continents ocre.
Sur ces continents: des montagnes, des plaines, des moutonnements de forêts turquoise.
Sous les ramures de ces arbres: des milliers d'espèces animales. Et, plus particulièrement, deux espèces très évoluées.
Des pas.
C'est l'hiver.
Quelqu'un chemine dans la forêt recouverte de neige.
De loin, on distingue une petite tache noire au milieu de la neige immaculée.
De plus près, on discerne un insecte maladroit, les pattes à moitié enfoncées dans la poudre blanche, qui s'efforce pourtant d'avancer. Il est tout en largeur. Ses cuissots sont massifs, ses griffes longues et très écartées. C'est une jeune fourmi du type asexué. Son visage est très pâle, ses yeux noirs et globuleux. Ses antennes noires et soyeuses couvrent son crâne.
C'est 5e.
C'est la première fois qu'elle marche dans la neige. À côté d'elle, 10e la rejoint vite avec une braise dans un lampion pour leur permettre de résister au froid. Il ne faut pas trop abaisser la braise, sinon elle fait fondre la neige.
Dans l'immensité blanche et glacée, la fourmi haletante accomplit encore quelques pas. Des petits pas pour une fourmi, de grands pas pour son espèce.
Elle marche et, comme elle en a assez d'avoir de la neige froide sous le menton, dans un suprême effort, elle se dresse sur ses deux pattes arrière.
Elle accomplit quatre pas dans cette position peu confortable puis elle s'arrête. Elle se dit que marcher dans la neige est déjà une prouesse. Marcher dans la neige sur deux pattes, c'est trop dur. Mais elle ne renonce pas.