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20. LA PEUR DU DESSUS

La vieille fourmi rousse solitaire leur parle de terres inconnues, d'un voyage, d'un monde étranger. Les douze exploratrices ont du mal à en croire leurs antennes.

Tout a commencé alors que 103 683e, simple soldate, se promenait dans les couloirs de la Cité interdite de Bel-o-kan, à proximité de la loge royale. Deux sexués, un mâle et une femelle, avaient surgi pour lui réclamer son aide. Ils affirmaient qu'une expédition de chasse avait été exterminée en son entier par une arme secrète capable d'anéantir une dizaine de soldates à la fois.

103 683e avait mené son enquête, déduit que le coup était l'œuvre de leurs ennemis héréditaires, les fourmis naines de la cité de Shi-gae-pou. Une guerre avait été déclenchée contre elles, mais les naines n'avaient pas lancé d'armes géantes aplatissantes dans la bataille. Elles n'en possédaient donc pas.

Il avait donc été décidé de rechercher cette arme du côté d'un autre ennemi ancestral: les termites. Avec une expédition de chasse, 103 683e était partie vers la termitière de l'Est. Elles n'y trouvèrent qu'une cité anéantie par du gaz chloré empoisonné. La reine des termites était l'unique survivante. Elle affirma que toutes ces catastrophes qui se multipliaient depuis peu étaient l'œuvre de «monstres géants gardiens du bord du monde».

103 683e se dirigea donc vers l'est, au-delà du grand fleuve, et après mille péripéties, elle découvrit ce fameux bord du monde oriental.

D'abord, comme le monde n'est pas cubique, son bord ne consiste pas en un vertigineux précipice. Selon elle le bord du monde est plat. 103 683e essaie de le décrire. Elle se souvient d'une zone grise et noire aux forts relents d'essence. Dès qu'une fourmi s'y avançait, elle était pulvérisée par une masse noire qui sentait le caoutchouc. Beaucoup de fourmis avaient tenté de forcer le passage et avaient péri là. Le bord du monde est plat mais c'est une zone de mort instantanée.

103 683e s'apprêtait à faire demi-tour quand l'idée lui était venue de creuser un tunnel sous cette bande infer nale. Elle était ainsi passée de l'autre côté du bord du monde et avait découvert le pays exotique où vivent ces fameux animaux géants, les gardiens du bord du monde évoqués par la reine des termites.

Le récit fascine les douze exploratrices.

Qui sont ces animaux géants? demande 14e, intriguée.

103 683e hésite, puis répond d'un mot:

DOIGTS.

Aussitôt les douzes soldates, pourtant habituées à chasser les pires prédateurs, sursautent et, de surprise, se débranchent de la ronde de communication.

Les Doigts?

Pour elles, ce mot signifie un cauchemar incarné.

Toutes les fourmis connaissent des histoires plus abominables les unes que les autres sur les Doigts. Les Doigts sont les monstres les plus terrifiants de toute la Création. Certains disent qu'ils se déplacent toujours par troupeaux de cinq. D'autres assurent qu'ils tuent les fourmis juste comme ça, sans raison, sans même les manger après.

Dans l'univers de la forêt, la mort est toujours légitimée. On tue pour manger. On tue pour se défendre. On tue pour accroître son territoire de chasse. On tue pour s'emparer d'un nid. Mais les Doigts, eux, ont un comportement absurde. Ils exterminent les fourmis… pour rien!

Du coup, les Doigts ont pris dans le monde myrmécéen une réputation de bêtes démentes dont le comportement est au-delà de l'horreur absolue. Chacun connaissait les anecdotes affreuses qui couraient à leur sujet.

Les Doigts…

Certaines fourmis affirment que les Doigts éventrent des cités entières et creusent dedans en faisant tournoyer des quartiers d'où sortent des grappes de citoyennes épouvantées. Ils déchiquettent même les zones de pouponnières, les soulevant alors que, vision ignoble, il en dégouline des chapelets de couvains à moitié aplatis.

Les Doigts…

À Bel-o-kan, on raconte que les Doigts ne respectent rien, pas même les reines. Ils saccagent tout. On dit qu'ils sont aveugles et que c'est pour se venger d'être privés de vision qu'ils tuent tout ce qui voit.

Les Doigts…

Tous les récits les décrivent comme d'immenses boules roses sans yeux mais aussi sans bouche, sans antennes, sans pattes. De grosses boules roses et lisses dotées d'une puissance phénoménale, qui assassinent tout sur leur passage et ne mangent rien.

Les Doigts…

Certains prétendent qu'ils arrachent une par une les pattes des exploratrices qui se hasardent trop près d'eux.

Les Doigts…

Nul ne sait plus ce qui relève de la réalité et ce qui appartient à la légende. Dans les cités myrmécéennes, on leur donne mille surnoms: «boules roses tueuses», «mort dure qui vient du ciel», «maîtres de la sauvagerie», «terreur rose», «épouvante qui marche par cinq», «férocité lisse», «éventreurs de cités», «innommables»…

Les Doigts…

Il y a encore des fourmis qui pensent qu'ils n'existent pas réellement mais que les nourrices se plaisent à les évoquer pour faire peur aux larves précoces qui veulent sortir trop tôt du nid.

N'allez pas dehors, le grand extérieur est plein de Doigts!

Qui n'a pas entendu cette injonction durant son enfance? Et qui n'a pas entendu les mythologies des grandes guerrières héroïques partant chasser les Doigts à mandibules nues?

Les Doigts…

Les douze jeunes soldates tremblent rien que de les évoquer. On dit aussi que les Doigts ne s'acharnent pas que sur les fourmis. Ils s'en prennent à tous les êtres vivants. Ils empalent des vermisseaux sur des épines courbes et les plongent dans l'eau du fleuve jusqu'à ce que des poissons généreux viennent les délivrer!

Les Doigts…

On prétend qu'en quelques instants, ils mettent à bas des arbres millénaires. On affirme qu'ils détachent les pattes postérieures des grenouilles avant de les rejeter, mutilées mais encore vivantes, dans leur mare.

Et si ce n'était que ça! On a entendu dire que les Doigts crucifient les papillons avec des piques. Ils abattent les moustiques en plein vol. Ils criblent les oiseaux de petites pierres rondes, ils transforment les lézards en bouillie, ils arrachent la peau des écureuils. Ils pillent les ruches des abeilles. Ils étouffent les escargots dans de la graisse verte qui sent l'ail…

Les douze fourmis considèrent 103 683e. Ainsi, cette vieille guerrière prétend les avoir approchés et être revenue indemne.

Les Doigts…

103 683e insiste. Ils se répandent sur les pourtours du monde. Ils commencent à hanter la forêt. On ne peut plus les ignorer.

5e demeure circonspecte. Elle darde ses antennes:

Pourquoi alors n 'en voit-on pas?

La vieille fourmi rousse a une explication:

Ils sont tellement grands et hauts qu 'ils en deviennent invisibles.

Les douze exploratrices en restent coites. Se pourrait-il que cette vieille fourmi ne raconte pas de balivernes…

Les Doigts existeraient donc pour de bon? Leurs antennes olfactivement silencieuses ne savent plus quoi émettre et recevoir. C'est tellement fou. Les Doigts existeraient vraiment et s'apprêteraient à envahir la forêt. Elles essaient d'imaginer le bord du monde et les Doigts qui en sont les gardiens.

5e demande à la vieille fourmi exploratrice pourquoi elle veut rejoindre Bel-o-kan.

103 683e veut informer toutes les fourmis de la planète que les Doigts approchent et que plus rien ne sera pareil maintenant. Il faut la croire.

Elle envoie ses molécules les plus lourdes et les plus convaincantes.

Les Doigts existent.

Elle s'obstine. Il faut alerter l'univers. Toutes les fourmis doivent savoir que, là-haut, dissimulés quelque part au-dessus des nuages, des Doigts les épient et s'apprêtent à tout changer. Que les iouze reforment le cercle, 103 683e a encore d'autres CL oses à leur conter.