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17. RENCONTRE SOUS LES BRANCHAGES

Où mène ce chemin? Elle est fourbue. Il y a déjà plusieurs jours qu'elle chemine entourée de ces odeurs de piste fourmi.

À un moment, il lui est arrivé quelque chose d'étrange, elle ne sait pas ce qu'il s'est passé: tout d'un coup elle est montée sur un objet lisse et sombre, puis elle a été soulevée, elle a marché sur un désert rose planté d'herbes noires éparses, a été jetée sur des fibres végétales tressées, elle s'est agrippée puis a été projetée loin dans les airs.

Ce devait être l'un d'«Eux».

«Ils» viennent de plus en plus nombreux dans la forêt.

Peu importe. Elle est toujours vivante et c'est tout ce qui compte.

D'abord faibles, les fragrances phéromonales se confirment. Elle est bien sur une route myrmécéenne. Aucun doute: ce sont des odeurs de piste que dégage ce chemin, entre bruyère et serpolet. Elle hume et identifie immédiatement ce cocktail d'hydrocarbones: du C10 H22, provenant de glandes émettrices placées sous l'abdomen de fourmis exploratrices belokaniennes.

Soleil dans le dos, la vieille fourmi rousse suit à la trace ce rail olfactif. Alentour, de vastes fougères forment des arceaux verts. Les belladones s'élèvent comme autant de colonnes de chlorophylle. Les ifs lui offrent leur ombrage. Elle perçoit, l'épiant, des milliers d'antennes, d'yeux et d'oreilles blottis dans les herbes et les feuillages. Tant qu'aucun animal ne surgit devant elle, elle peut considérer que c'est elle qui effraie et intimide. Elle enfonce sa tête dans son cou pour accentuer ses allures de guerrière et quelques yeux disparaissent.

Soudain, au détour d'un bouquet de lupins bleus, douze silhouettes myrmécéennes se révèlent. Comme elle, ce sont des fourmis rousses des forêts. Elle reconnaît jusqu'à l'odeur de leur cité natale: Bel-o-kan. Elles sont de la famille. Des petites sœurs!

Mandibules en avant, elle court vers ces présences civilisées. Les douze s'arrêtent, dressant l'antenne de surprise. Elle reconnaît en elles de jeunes soldates asexuées, appartenant à la sous-caste des exploratrices-chasseresses. La vieille fourmi rousse s'adresse à la plus proche et lui demande une trophallaxie. L'autre signifie son acceptation en rabattant ses deux antennes en arrière.

Aussitôt les insectes procèdent au rituel immuable de l'échange de nourriture. En se tambourinant mutuellement de la pointe des antennes sur le haut du crâne, les deux fourmis s'informent, l'une des besoins de son interlocutrice, l'autre de ce qu'elle a à lui proposer. Puis, mandibules écartées, elles se placent face à face, bouche contre bouche. La donneuse fait remonter de son jabot social de la nourriture liquide, à peine entamée, et la roule en une grande bulle qu'elle transmet à l'affamée, laquelle l'aspire goulûment.

Une partie dans l'estomac principal pour retrouver immédiatement des forces, une autre en réserve dans le jabot social pour, le cas échéant, être capable, elle aussi, de réconforter une de ses sœurs. La vieille fourmi rousse frémit d'aise tandis que les douze cadettes agitent leurs antennes pour lui demander de se présenter.

Chacun des onze segments antennaires lâche sa phéro-mone particulière, telles onze bouches aptes à s'exprimer simultanément sur onze tonalités olfactivement différentes. Ces onze bouches émettent mais elles peuvent aussi recevoir, à la manière alors de onze oreilles.

La jeune fourmi donneuse touche le premier segment, en partant de son crâne, de la vieille fourmi rousse solitaire et déchiffre son âge: trois ans. Sur le second, elle découvre sa caste et sa sous-caste, soldate asexuée et exploratrice-chasseresse extérieure. Le troisième précise son espèce et sa cité natale: fourmi rousse des bois, issue de la cité mère de Bel-o-kan. Le quatrième donne le numéro de ponte et donc l'appellation de celle-ci: le 103 683e œuf pondu au printemps par la Reine lui a donné naissance. Elle se nomme donc «103 683e». Le cinquième segment révèle l'état d'esprit de celle qui se prête à ses attouchements: 103 683e est à la fois fatiguée et excitée car elle détient une information importante.

La jeune fourmi arrête là son décryptage olfactif. Les autres segments ne sont pas émetteurs. Le cinquième sert à détecter les molécules des pistes, le sixième à mener les conversations de base, le septième est réservé aux dialogues complexes, le huitième aux seuls entretiens avec la Reine mère pondeuse. Les trois derniers, enfin, peuvent être utilisés à l'occasion comme petites massues.

À son tour, 103 683e sonde les douze exploratrices. Il s'agit de jeunes soldates, toutes âgées de cent quatre-vingt-dix-huit jours. Elles sont jumelles et pourtant très différentes les unes des autres.

5e est, à quelques secondes près, l'aînée. Tête allongée, thorax étroit, mandibules effilées, abdomen en forme de bâton, elle est tout en longueur et ses gestes sont précis et réfléchis. Ses cuissots sont massifs, ses griffes longues et très écartées.

6e, sa sœur directe, est, par contre, tout en rondeurs: ronde de la tête, galbée de l'abdomen, tassée du thorax jusqu'aux antennes qui présentent de légères spirales aux extrémités. 6e a un tic, elle se passe toujours la patte droite sur l'œil comme si quelque chose la démangeait.

7e, mandibules courtes, pattes épaisses et allure très distinguée, est parfaitement lavée. Sa chitine est si luisante que le ciel s'y reflète. Ses gestes sont gracieux et du bout de l'abdomen elle ne peut s'empêcher de tracer nerveusement des Z qui ne veulent rien dire.

8e est poilue de partout, même du front et des mandibules. Tout en force, tout en poids, ses gestes sont maladroits. Elle mâchouille une brindille qu'elle s'amuse parfois à faire passer de ses mandibules à ses antennes puis qu'elle fait revenir à nouveau dans ses mandibules.

9e a une tête ronde, un thorax triangulaire, un abdomen carré et des pattes cylindriques. Une maladie infantile a criblé de trous son thorax cuivré. Elle a de belles articulations, le sait et en joue en permanence. Cela fait un bruit de charnières bien huilées qui n'est pas désagréable.

10e est la plus petite. C'est tout juste si elle ressemble encore à une fourmi. Pourtant, ses antennes sont très longues, ce qui fait d'elle le radar olfactif du groupe. Les mouvements de ses appendices sensoriels traduisent d'ailleurs une grande curiosité.

11e, 12e, 13e, 14e, 15e, 16e sont de mêmes observées dans les moindres détails.

L'inspection terminée, la vieille fourmi solitaire s'adresse à 5e. Non seulement elle est la plus ancienne, mais ses antennes sont toutes poisseuses de communications olfactives, signe de grande sociabilité. Il est toujours plus facile de s'entretenir avec les bavards.

Les deux insectes se touchent les antennes et dialoguent.

103 683e apprend que ces douze soldates appartiennent à une nouvelle sous-caste militaire, les commandos d'élite de Bel-o-kan. On les envoie en avant-garde pour infiltrer les lignes ennemies. Elles se battent à l'occasion contre d'autres cités fourmis et participent aussi aux chasses contre des prédateurs volumineux, tels que les lézards.

103 683e demande ce que font ces fourmis si loin du nid natal. 5e répond qu'elles sont chargées d'une exploration longue distance. Depuis plusieurs jours, elles marchent vers l'est, à la recherche du bord oriental du monde.

Pour les gens de la fourmilière de Bel-o-kan, le monde a toujours existé et existera toujours. N'ayant pas de naissance il ne connaîtra pas de mort. Pour eux, la planète est cubique. Ils se figurent ce cube d'abord entouré d'air puis cerné d'un tapis de nuages. Au-delà, pensent-ils, il y a de l'eau qui parfois transperce les nuages, d'où les pluies.

Telle est leur cosmogonie.

Les citoyennes de Bel-o-kan croient se trouver tout près du bord oriental et, depuis des millénaires, elles envoient des expéditions pour en déterminer l'emplacement exact.