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103 683e signale être, elle aussi, une fourmi exploratrice belokanienne. Elle revient de l'orient. Elle a réussi à atteindre le bord du monde.

Comme les douze refusent de la croire, la vieille fourmi rousse leur propose, à l'abri d'une anfractuosité de racine, de former une ronde en se touchant les antennes.

Là, elle va vite leur narrer l'histoire de sa vie et ainsi toutes pourront connaître son incroyable odyssée vers le bord oriental du monde. Et elles apprendront ainsi la sombre menace qui pèse sur leur cité.

18. SYNDROME DU VER

Un drapeau noir claquait à l'avant de la limousine garée devant la maison. A l'étage, s'achevaient les préparatifs.

Chacun s'approcha du cadavre pour embrasser une dernière fois sa main.

Ensuite, le corps de Gaston Pinson fut introduit dans un grand sac en plastique, nanti d'une fermeture à glissière et empli de boules de naphtaline.

– Pourquoi de la naphtaline? demanda Julie à un employé des pompes funèbres.

L'homme en noir arborait une mine très professionnelle.

– Pour tuer les vers, expliqua-t-il, d'une voix guindée. La chair humaine morte attire les asticots. Heureusement, grâce à la naphtaline, les cadavres modernes peuvent s'en protéger.

– Ils ne nous mangent donc plus?

– Impossible, assura le spécialiste. En plus, les cercueils sont désormais recouverts de plaques de zinc qui empêchent les animaux d'y pénétrer. Même les termites ne réussissent pas à les percer. Votre père sera enterré propre et le restera très longtemps.

Des hommes en casquette sombre installèrent le cercueil dans la limousine.

Le cortège funèbre patienta plusieurs heures dans les embouteillages enfumés par les pots d'échappement avant de parvenir au cimetière. Y pénétrèrent dans l'ordre la limousine-corbillard, puis la voiture où avait pris place la famille directe, puis celle de parents plus éloignés, puis celles des amis et, en queue de la procession, les véhicules des collègues de travail du défunt.

Tout le monde était habillé de noir et affichait des airs désolés.

Quatre fossoyeurs portèrent sur leurs épaules le cercueil jusqu'à la tombe ouverte.

La cérémonie se déroula très lentement. Battant la semelle pour se réchauffer, les gens se chuchotaient les phrases de circonstance: «C'était un homme formidable», «il est mort trop tôt», «quelle perte pour le service juridique des Eaux et Forêts», «c'était un saint homme, d'une bonté et d'une générosité extraordinaires», «avec lui disparaît un professionnel hors pair, un grand protecteur de la forêt».

Le prêtre survint enfin et prononça les mots qu'il convenait de dire: «Poussière, tu retournes à la poussière… Cet époux et ce père de famille remarquable était un exemple pour nous tous… Son souvenir restera à jamais dans nos cœurs… Il était aimé de tous… c'est la fin d'un cycle, amen

Tout le monde s'empressait à présent autour de Julie et de sa mère pour les condoléances.

Le préfet Dupeyron s'était déplacé en personne.

– Merci d'être venu, monsieur le préfet.

Mais le préfet paraissait particulièrement désireux de s'adresser à la fille:

– Toutes mes condoléances, mademoiselle. Cette perte doit être terrible pour vous.

Se rapprochant jusqu'à l'effleurer, il glissa dans l'oreille de Julie:.

– Étant donné l'estime que je portais à votre père, sachez qu'il y aura toujours pour vous une place dans nos services préfectoraux. Vos études de droit achevées, venez me voir. Je vous trouverai un bon poste.

Le haut fonctionnaire consentit enfin à s'adresser à la mère:

– J'ai d'ores et déjà chargé l'un de nos plus fins limiers d'élucider le mystère de la mort de votre mari. Il s'agit du commissaire Linart. Un as. Avec lui on saura tout, très vite.

Il poursuivit:

– Évidemment, je respecte votre deuil mais il est bon parfois de se changer les idées. À l'occasion du jumelage de notre cité avec une ville japonaise, Hachinoé, il y aura samedi prochain une réception à la salle de gala du château de Fontainebleau. Venez donc avec votre fille. Je connaissais Gaston. Ça lui aurait fait plaisir de vous voir vous distraire.

La mère hocha la tête tandis que les uns et les autres jetaient quelques fleurs séchées sur le cercueil.

Julie s'avança sur le bord de la tombe béante et murmura entre ses dents:

– Je regrette que nous n'ayons jamais réussi à nous parler vraiment. Je suis sûre que, quelque part, tu étais un type bien, papa…

Un moment, elle fixa le cercueil de sapin.

Elle se rongea l'ongle du pouce. C'était le plus douloureux. Quand elle se rongeait les ongles, elle pouvait décider du moment où la douleur s'arrêterait. C'était l'un des avantages qu'elle voyait à se faire souffrir elle-même, elle contrôlait sa souffrance au lieu de la subir.

– Dommage qu'il y ait eu tant de barrières entre nous, termina-t-elle.

En dessous du cercueil, infiltrés par une minuscule faille du béton, un groupe d'asticots affamés tapait contre la plaque de zinc. Eux aussi se disaient:

Dommage qu 'il y ait tant de barrières entre nous.

19. ENCYCLOPEDIE

RENCONTRE DE DEUX CIVILISATIONS: La rencontre entre deux civilisations différentes est toujours un instant délicat.

On aurait pu craindre le pire lorsque, le 10 août 1818, le capitaine John Ross, chef d'une expédition polaire britannique, rencontra les habitants du Groenland: les Inuit (Inuit signifie «être humain» tandis qu'Esquimau veut dire plus péjorativement «mangeur de poisson cru»). Les Inuit se croyaient depuis toujours seuls au monde. Le plus ancien d'entre eux brandit un bâton et leur fit signe de partir. John Saccheus, l'interprète sud-groenlandais, eut alors l'idée de jeter son couteau à ses pieds. Se priver ainsi de son arme en la jetant aux pieds de parfaits inconnus! Le geste dérouta les Inuit qui s'emparèrent du couteau et se mirent à crier tout en se pinçant le nez.

John Saccheus eut la présence d'esprit de les imiter sur-le-champ. Le plus dur était fait. On n'éprouve pas l'envie de tuer quelqu'un qui présente le même comportement que vous.

Un vieil Inuit s'approcha et, tâtant le coton de la chemise de Saccheus, lui demanda quel animal fournissait une si mince fourrure. L'interprète répondait de son mieux (grâce au langage pidgin proche du langage des Inuit) que déjà, l'autre lui posait une nouvelle question: «Venez-vous de la lune ou du soleil?» Puisque les Inuit considéraient qu'ils étaient seuls sur la terre, ils ne voyaient pas d'autre solution à cette arrivée d'étrangers. Quand Saccheus parvint enfin à les convaincre de rencontrer les officiers anglais, les Inuit montèrent sur leur navire et, là, furent d'abord pris de panique en découvrant un cochon, puis hilares face à leurs reflets dans un miroir. Ils s'émerveillèrent devant une horloge et demandèrent si elle était comestible. On leur offrit alors des biscuits qu'ils mangèrent avec méfiance et recrachèrent avec dégoût. Finalement, en signe d'entente, ils firent venir leur cha-man qui implora les esprits de conjurer tout ce qu'il pouvait y avoir comme esprits mauvais à bord du bateau anglais.

Le lendemain, John Ross plantait son drapeau national sur le territoire et s'en appropriait les richesses. Les Inuit ne s'en étaient pas aperçus mais, en une heure, ils étaient devenus sujets de la couronne britannique. Une semaine plus tard, leur pays apparaissait sur toutes les cartes à la place de la mention terra incognita.

Edmond Wells, Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, tome III.