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– Vous comprenez, deux mondes se sont retrouvés l'un face à l'autre. (Regardez cette photo. C'est dommage que le journal soit resté longtemps plié…) Oui, le Tsar, ce monarque absolu et les représentants du peuple français! Les représentants de la démocratie…

Le sens profond de cette confrontation nous échappait. Mais nous distinguions maintenant parmi cinq cents regards fixés sur le Tsar ceux qui, sans être malveillants, refusaient l'enthousiasme général. Et qui surtout, à cause de cette mystérieuse «démocratie», pouvaient se le permettre! Ce laisser-aller nous consternait. Nous scrutions les rangs des habits noirs pour déceler de potentiels trouble-fête. Le Président aurait dû les identifier, les expulser en les poussant du perron de l'Elysée!

Le soir suivant, la lampe de notre grand-mère s'alluma de nouveau sur le balcon. Nous vîmes dans ses mains quelques pages de journaux qu'elle venait de retirer de la valise sibérienne. Elle parla, le balcon se détacha lentement du mur et plana en s'enfonçant dans l'ombre odorante de la steppe.

… Nicolas était assis à la table d'honneur que passementaient de magnifiques guirlandes de médiolla. Il entendait tantôt quelque gracieuse réplique de Mme Faure installée à sa droite, tantôt le baryton velouté du Président qui s'adressait à l'Impératrice. Les reflets du cristal et le miroitement de l'argent massif éblouissaient les convives… Au dessert, le Président se redressa, leva son verre et déclara:

– La présence de Votre Majesté parmi nous a scellé, sous les acclamations de tout un peuple, les liens qui unissent les deux pays dans une harmonieuse activité et dans une mutuelle confiance en leurs destinées. L'union d'un puissant empire et d'une république laborieuse… Fortifiée par une fidélité éprouvée… Interprète de la nation tout entière, je renouvelle à Votre Majesté… Pour la grandeur de son règne… Pour le bonheur de Sa Majesté l'Impératrice… Je lève mon verre en l'honneur de Sa Majesté l'Empereur Nicolas et de Sa Majesté Alexandra Fedorovna.

L'orchestre de la garde républicaine entonna l'hymne russe… Et le soir, le grand gala à l'Opéra fut une apothéose.

Précédé de deux porteurs de flambeaux, le couple impérial monta l'escalier. Ils croyaient progresser à travers une cascade vivante: les courbes blanches des épaules féminines, les fleurs écloses sur les corsages, l'éclat parfumé des coiffures, le scintillement des bijoux sur les chairs nues, tout cela sur le fond des uniformes et des fracs. Le puissant appel «Vive l'Empereur!» soulevait par ses échos le majestueux plafond, le confondant avec le ciel… Lorsqu'à la fin du spectacle, l'orchestre attaquait La Marseillaise , le Tsar se tourna vers le Président et lui tendit la main.

Ma grand-mère éteignit la lampe et nous passâmes quelques minutes dans l'obscurité. Le temps de laisser s'envoler tous les moucherons qui cherchaient leur mort lumineuse sous l'abat-jour. Peu à peu, nos yeux recommençaient à voir. Les étoiles recomposèrent leurs constellations. La voie lactée s'imprégna de phosphore. Et dans un coin de notre balcon, entre les tiges emmêlées des pois de senteur, la bacchante déchue nous envoyait son sourire de pierre.

Charlotte s'arrêta sur le pas de la porte et soupira doucement:

– Vous savez, en fait, c'était une marche militaire, rien d'autre, cette Marseillaise. Un peu comme les chants de la révolution russe. Le sang ne fait peur à personne à ces périodes…

Elle entra dans la pièce et c'est de là que nous entendîmes venir ces versets qu'elle récitait à mi-voix comme une étrange litanie du passé:

– … l'étendard sanglant est levé… Qu'un sang impur abreuve nos sillons…

Nous attendîmes que l'écho de ces paroles se fonde dans l'obscurité, puis d'un seul élan, nous nous exclamâmes:

– Et Nicolas? et le Tsar? Il savait de quoi parlait la chanson?

La France-Atlantide se révélait une gamme sonore, colorée, odorante. Suivant nos guides, nous découvrions les tons différents qui composaient cette mystérieuse essence française.

L'Élysée apparaissait dans l'éclat des lustres et le miroitement des glaces. L'Opéra éblouissait de la nudité des épaules féminines, nous enivrait du parfum qu'exhalaient les splendides coiffures. Notre-Dame fut pour nous une sensation de pierre froide sous un ciel tumultueux. Oui, nous touchions presque ces murs rêches, poreux – un gigantesque rocher, modelé, nous semblait-il, par une ingénieuse érosion des siècles…

Ces facettes sensibles traçaient les contours encore incertains de l'univers français. Ce continent émergé se remplissait des choses et des êtres. L'Impératrice s'agenouillait sur un énigmatique «prie-Dieu» qui n'évoquait pour nous aucune réalité connue. «C'est une espèce de chaise aux pieds coupés», expliquait Charlotte et l'image du meuble mutilé nous laissait interdits. Comme Nicolas, nous réprimâmes l'envie de toucher ce manteau de pourpre aux ors ternis qui avait servi à Napoléon le jour du sacre. Nous avions besoin de ce toucher sacrilège. L'univers en gestation manquait encore de matérialité. Dans la Sainte-Chapelle, c'est le grain rugueux d'un vieux parchemin qui éveilla ce désir – Charlotte nous apprenait que ces longues lettres manuscrites avaient été tracées, il y a un millénaire, par une reine de France – et une femme russe, Anna Iaroslavna, épouse d'Henri Ier.

Mais le plus exaltant était que l'Atlantide s'édifiait sous nos yeux. Nicolas saisissait une truelle d'or et répandait le mortier sur un grand bloc de granit – la première pierre du pont Alexandre-III… Et il tendait la truelle à Félix Faure: «À vous, monsieur le Président!» Et le vent libre qui moutonnait les eaux de la Seine emportait les paroles que lançait avec force le ministre du Commerce en luttant contre les claquements des drapeaux:

– Sire! La France a voulu dédier à la mémoire de Votre Auguste Père l'un des grands monuments de sa capitale. Au nom du gouvernement de la République, je prie Votre Majesté Impériale de vouloir bien consacrer cet hommage en scellant, avec le président de la République, la première pierre du pont Alexandre-III qui reliera Paris à l'exposition de 1900, et d'accorder ainsi à la grande œuvre de civilisation et de paix que nous inaugurons la haute approbation de Votre Majesté et le gracieux patronage de l'Impératrice.

Le Président eut à peine le temps de donner deux coups symboliques sur le bloc de granit qu'un incident incroyable se produisit. Un individu qui n'appartenait ni à la suite impériale ni au nombre des notables français se dressa devant le couple des souverains, tutoya le Tsar et, avec une adresse très mondaine, baisa la main de la tsarine! Médusés par tant de désinvolture, nous retînmes notre souffle…

Peu à peu la scène se précisa. Les paroles de l'intrus, en surmontant l'éloignement du passé et les lacunes de notre français, retrouvèrent leur clarté. Fébrilement, nous captions leur écho:

Très illustre Empereur, fils d'Alexandre Trois!
La France , pour fêter ta grande bienvenue,
Dans la langue des Dieux par ma voix te salue,
Car le poète seul peut tutoyer les rois.

Nous poussâmes un «ouf» de soulagement. L'insolent olibrius n'était autre que le poète dont Charlotte nous apprenait le nom: José Maria de Heredia!

Et Vous, qui près de lui, Madame, à cette fête
Pouviez seule donner la suprême beauté,
Souffrez que je salue en Votre Majesté
La divine douceur dont votre grâce est faite!

La cadence des strophes nous grisa. La résonance des rimes célébrait à nos oreilles d'extraordinaires mariages de mots lointains: fleuve – neuve, or – encor… Nous sentions que seuls ces artifices verbaux pouvaient exprimer l'exotisme de notre Atlantide française: