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La révolution n'avait réussi en fin de compte qu'une seule innovation dans ce coin calme de Saranza. L'église, située à l'une des extrémités de la cour, s'était vu enlever sa coupole. On avait également retiré l'iconostase et installé à sa place un grand carré de soie blanche – l'écran, confectionné avec les rideaux réquisitionnés dans l'un des appartements bourgeois de l'immeuble «décadent». Le cinéma La Barricade était prêt à accueillir ses premiers spectateurs…

Oui, notre grand-mère était cette femme qui pouvait parler tranquillement avec Gavrilytch, la femme qui s'opposait à toutes les campagnes et qui, un jour, nous avait dit avec un clin d'œil, en parlant de notre cinéma: «Cette église décapitée…» Et nous avions vu s'élever au-dessus de la bâtisse trapue (dont le passé nous était inconnu), la silhouette élancée d'un bulbe doré et d'une croix.

Bien plus que ses habits ou son physique, c'étaient ces petits signes qui nous révélaient sa différence. Quant au français, nous le considérions plutôt comme notre dialecte familial. Après tout, chaque famille a ses petites manies verbales, ses tics langagiers et ses surnoms qui ne traversent jamais le seuil de la maison, son argot intime.

L'image de notre grand-mère était tissée de ces anodines étrangetés – originalité aux yeux de certains, extravagances pour les autres. Jusqu'au jour où nous découvrîmes qu'un petit caillou couvert de rouille pouvait faire perler des larmes sur ses cils et que le français, notre patois domestique, pouvait – par la magie de ses sons – arracher aux eaux noires et tumultueuses une ville fantasmatique qui revenait lentement à la vie.

D'une dame aux obscures origines non russes, Charlotte se transforma, ce soir-là, en messagère de l'Atlantide engloutie par le temps.

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Neuilly-sur-Seine était composée d'une douzaine de maisons en rondins. De vraies isbas avec des toits recouverts de minces lattes argentées par les intempéries d'hiver, avec des fenêtres dans des cadres en bois joliment ciselés, des haies sur lesquelles séchait le linge. Les jeunes femmes portaient sur une palanche des seaux pleins qui laissaient tomber quelques gouttes sur la poussière de la grand-rue. Les hommes chargeaient de lourds sacs de blé sur une télègue. Un troupeau, dans une lenteur paresseuse, coulait vers l'étable. Nous entendions le son sourd des clochettes, le chant enroué d'un coq. La senteur agréable d'un feu de bois – l'odeur du dîner tout proche – planait dans l'air.

Car notre grand-mère nous avait bien dit, un jour, en parlant de sa ville natale:

– Oh! Neuilly, à l'époque, était un simple village…

Elle l'avait dit en français, mais nous, nous ne connaissions que les villages russes. Et le village en Russie est nécessairement un chapelet d'isbas – le mot même dérevnia vient de dérévo - l'arbre, le bois. La confusion fut tenace malgré les éclaircissements que les récits de Charlotte apporteraient par la suite. Au nom de «Neuilly», c'est le village avec ses maisons en bois, son troupeau et son coq qui surgissait tout de suite. Et quand, l'été suivant, Charlotte nous parla pour la première fois d'un certain Marcel Proust, «à propos, on le voyait jouer au tennis à Neuilly, sur le boulevard Bureau», nous imaginâmes ce dandy aux grands yeux langoureux (elle nous avait montré sa photo) – au milieu des isbas!

La réalité russe transparaissait souvent sous la fragile patine de nos vocables français. Le président de la République n'échappait pas à quelque chose de stalinien dans le portrait que brossait notre imagination. Neuilly se peuplait de kolkhoziens. Et Paris qui se libérait lentement des eaux portait en lui une émotion très russe – ce fugitif répit après un cataclysme historique de plus, cette joie d'avoir terminé une guerre, d'avoir survécu à des répressions meurtrières. Nous errâmes à travers ses rues encore humides, couvertes de sable et de vase. Les habitants entassaient devant leurs portes des meubles et des vêtements pour les faire sécher – comme le font les Russes après un hiver qu'ils commencent à croire éternel.

Et puis, quand Paris resplendit de nouveau dans la fraîcheur de son air printanier dont nous devinions intuitivement le goût – un convoi féerique entraîné par une locomotive enguirlandée ralentit sa marche et s'arrêta aux portes de la ville, devant le pavillon de la gare du Ranelagh.

Un homme jeune portant une simple tunique militaire descendit du wagon en marchant sur la pourpre étalée sous ses pieds. Il était accompagné d'une femme, très jeune aussi, en robe blanche, avec un boa de plumes. Un homme plus âgé, en grand habit, à la magnifique moustache et avec un beau ruban bleu sur la poitrine se détacha d'une impressionnante assemblée groupée sous le portique du pavillon et alla à la rencontre du couple. Le vent doux caressait les orchidées et les amarantes qui ornaient les colonnes, animait l'aigrette sur le chapeau de velours blanc de la jeune femme. Les deux hommes se serrèrent la main…

Le maître de l'Atlantide émergée, le président Félix Faure, accueillait le Tsar de toutes les Russies Nicolas II et son épouse.

C'est le couple impérial entouré de l'élite de la République qui nous guida à travers Paris… Plusieurs années plus tard, nous apprendrions la vraie chronologie de cette auguste visite: Nicolas et Alexandra étaient venus non pas au printemps de 1910, après le déluge, mais en octobre 1896, c'est-à-dire bien avant la renaissance de notre Atlantide française. Mais cette logique réelle nous importait peu. Seule la chronologie des longs récits de notre grand-mère comptait pour nous: un jour, dans leur temps légendaire, Paris surgissait des eaux, le soleil brillait et au même moment, nous entendions le cri encore lointain du train impérial. Cet ordre d'événements nous paraissait aussi légitime que l'apparition de Proust parmi les paysans de Neuilly.

L'étroit balcon de Charlotte planait dans le souffle épicé de la plaine, à la frontière d'une ville endormie, coupée du monde par l'éternité silencieuse des steppes. Chaque soir ressemblait à un fabuleux matras d'alchimiste où s'opérait une étonnante transmutation du passé. Les éléments de cette magie étaient pour nous non moins mystérieux que les composantes de la pierre philoso-phale. Charlotte dépliait un vieux journal, l'approchait de sa lampe à l'abat-jour turquoise et nous annonçait le menu du banquet donné en l'honneur des souverains russes à leur arrivée à Cherbourg:

Potage

Bisque de crevettes

Cassolettes Pompadour

Truite de la Loire braisée au sauternes

Filet de Pré-Salé aux cèpes

Cailles de vigne à la Lucullus

Poulardes du Mans Cambacérès

Granités au Lunel

Punche à la romaine

Bartavelles et ortolans truffés rôtis

Pâté de foie gras de Nancy

Salade

Asperges en branches sauce mousseline

Glaces Succès

Dessert

Comment pouvions-nous déchiffrer ces formules cabalistiques? Bartavelles et ortolans! Cailles de vigne à la Lucullus! Notre grand-mère, compréhensive, cherchait des équivalents en évoquant les denrées, très rudimentaires, qu'on trouvait encore dans les magasins de Saranza. Ravis, nous goûtions ces plats imaginaires agrémentés de la fraîcheur brumeuse de l'océan (Cherbourg!), mais il fallait déjà repartir à la poursuite du Tsar.

Comme lui, pénétrant dans le palais de l'Elysée, nous nous effarouchâmes devant le spectacle de tous ces habits noirs qui s'immobilisèrent à son approche – pensez donc, plus de deux cents sénateurs et trois cents députés! (Qui, selon notre chronologie, il y a quelques jours à peine, se rendaient tous à leur session dans une barque…) La voix de notre grand-mère, toujours calme et un peu rêveuse, se colora à ce moment d'une légère vibration dramatique: