Je ne remarquais plus le glissement des jours. Mai, juin, juillet. Il y avait cet appartement que j'avais rempli de vieux objets et de sensations d'autrefois, ce musée désaffecté dont j'étais l'inutile conservateur. Et l'absence de celle que j'attendais. Quant aux «Notes», je n'en avais ajouté aucune depuis le jour du refus. Je savais que la nature même de ce manuscrit dépendait de cette rencontre, la nôtre, que malgré tout j'espérais possible.
Et souvent, durant ces mois, je fis le seul et même rêve qui me réveillait en pleine nuit. Une femme en long manteau sombre entrait dans une petite ville frontalière par un matin d'hiver silencieux.
C'est un jeu ancien. On choisit un adjectif exprimant une qualité extrême: «abominable», par exemple. Puis on lui trouve un synonyme qui, tout en étant très proche, traduit la même qualité de façon légèrement moins forte: «horrible», si l'on veut. Le terme suivant répétera cet imperceptible affaiblissement: «affreux». Et ainsi de suite, en descendant chaque fois une minuscule marche dans la qualité annoncée: «pénible», «intolérable», «désagréable»… Pour en arriver enfin à tout simplement «mauvais» et, en passant par «médiocre», «moyen», «quelconque», commencer à remonter la pente avec «modeste», «satisfaisant», «acceptable», «convenable», «agréable», «bon». Et parvenir, une dizaine de mots après, jusqu'à «remarquable», «excellent», «sublime».
Les nouvelles que je reçus de Saranza au début du mois d'août avaient dû suivre une modification semblable. Car transmises d'abord à Alex Bond (il avait laissé à Charlotte son numéro de téléphone à Moscou), ces nouvelles et le petit colis qui les accompagnait avaient longtemps voyagé, en passant d'une personne à l'autre. A chaque transmission, leur sens tragique diminuait, l'émotion s'effaçait. Et c'est presque sur un ton jovial que cet inconnu m'annonça au téléphone:
– Écoutez, on m'a donné là un petit paquet pour vous. C'est de la part de… je ne sais pas qui c'était, enfin votre parente qui est décédée… En Russie. Vous étiez sans doute déjà au courant. Oui, elle vous a transmis votre testament, hé, hé…
Il avait voulu dire, en plaisantant, «votre héritage». Par erreur, par ce relâchement verbal surtout que je constatais souvent chez les «nouveaux Russes» dont l'anglais devenait la principale langue d'usage, il parla du «testament».
Je l'attendis longtemps dans le hall d'un des meilleurs hôtels parisiens. Le vide glacé des miroirs, des deux côtés des fauteuils, correspondait parfaitement à ce néant qui remplissait mon regard, ma pensée.
L'inconnu sortit de l'ascenseur en laissant passer devant lui une femme blonde, grande, éclatante, au sourire qui semblait s'adresser à tous et à personne. Un autre homme, très large d'épaules, les suivait.
– Val Grig, se nomma l'inconnu en me serrant la main, et il me présenta ses compagnons, en précisant: «Ma volage interprète, mon fidèle garde du corps.»
Je savais que je ne pourrais pas éviter l'invitation au bar. Écouter Val Grig serait une façon de le remercier pour le service rendu. Il avait besoin de moi pour goûter pleinement et le confort de cet hôtel, et sa nouvelle qualité de «businessman international», et la beauté de sa «volage interprète». Il parlait de ses succès et du désastre russe, ne se rendant peut-être pas compte qu'involontairement une cocasse relation de cause à effet s'établissait entre ces deux sujets. L'interprète qui avait certainement entendu ces récits plus d'une fois paraissait endormie, les yeux ouverts. Le garde du corps, comme pour justifier sa présence, dévisageait les personnes qui entraient et sortaient. «Il serait plus facile, pensai-je tout à coup, d'expliquer ce que je ressens aux Martiens qu'à eux trois…»
J'ouvris le colis dans la rame du métro. Une carte de visite d'Alex Bond glissa sur le sol. C'étaient quelques mots de condoléances, des excuses (Taïwan, Canada…) pour ne pas avoir pu me remettre le colis personnellement. Mais surtout la date de la mort de Charlotte. Le neuf septembre de l'année dernière!
Je ne suivais plus la suite des stations, revenant à moi seulement au terminus. Septembre de l'année dernière… Alex Bond était venu à Saranza en août, il y a un an. Quelques semaines après, je déposais ma demande de naturalisation. Au moment même peut-être où Charlotte se mourait. Et toutes mes démarches, tous mes projets, tous ces mois d'attente se situaient déjà après sa vie. En dehors de sa vie. Sans aucun lien possible avec cette vie achevée… Le colis était conservé par la voisine, puis, seulement au printemps, transmis à Bond. Sur le papier kraft, il y avait quelques mots écrits de la main de Charlotte: «Je vous prie de faire parvenir cette enveloppe à Alexeï Bondartchenko qui aura l'obligeance de la transmettre à mon petit-fils.»
Je repris la rame au terminus. En ouvrant l'enveloppe, je me disais avec un douloureux soulagement que ce n'était pas la décision du fonctionnaire qui avait, en fin de compte, brisé mon projet. C'était le temps. Un temps pourvu d'une ironie grinçante et qui, par ses jeux et ses incohérences, nous rappelle son pouvoir sans partage.
L'enveloppe ne contenait rien d'autre qu'une vingtaine de pages manuscrites retenues par une agrafe. Je m'attendais à lire une lettre d'adieux, aussi ne comprenais-je pas cette longueur, sachant combien peu Charlotte était encline à des formules solennelles et à des effusions verbeuses. Ne me décidant pas à entamer une lecture suivie, je feuilletai les premières pages, ne rencontrant nulle part des tournures du genre «quand tu liras ces lignes, je ne serai plus là», que je craignais justement de rencontrer.
D'ailleurs, la lettre, dans son début, semblait ne s'adresser à personne. Passant rapidement d'une ligne à l'autre, d'un alinéa au suivant, je crus comprendre qu'il s'agissait d'une histoire sans aucun rapport avec notre vie à Saranza, notre France-Atlantide et cette fin dont Charlotte aurait pu me faire deviner l'imminence…
Je sortis du métro et sans vouloir monter tout de suite, je continuai ma lecture distraite, m'asseyant sur le banc d'un jardin. Je voyais maintenant que le récit de Charlotte ne nous concernait pas. Elle transcrivait, dans son écriture fine et précise, la vie d'une femme. Inattentif, je dus sauter l'endroit où ma grand-mère expliquait comment elles avaient fait connaissance. Cela m'importait, du reste, peu. Car cette vie racontée n'était qu'un destin féminin de plus, l'un de ces destins tragiques du temps de Staline, qui nous bouleversaient quand nous étions jeunes et dont la douleur s'était émoussée depuis. Cette femme, fille d'un koulak, avait connu, enfant, l'exil dans les marécages de la Sibérie occidentale. Puis, après la guerre, accusée de «propagande antikolkhozienne», elle s'était retrouvée dans un camp… Je parcourais ces pages comme celles d'un livre connu par cœur. Ce camp, les cèdres que les prisonniers abattaient, s'enlisant dans la neige jusqu'à la taille, la cruauté quotidienne, banale, des gardes, les maladies, la mort. Et l'amour forcé, sous la menace d'une arme ou d'une charge de travail inhumaine, et l'amour acheté avec une bouteille d'alcool… L'enfant que cette femme avait mis au monde purgeait la peine de sa mère, telle était la loi. Dans ce «camp de femmes», il y avait une baraque à part prévue pour ces naissances-là. La femme était morte, écrasée par un tracteur, quelques mois avant l'amnistie du dégel. L'enfant allait avoir deux ans et demi…
La pluie me chassa de mon banc. Je cachai la lettre de Charlotte sous ma veste, je courus vers notre maison. Le récit interrompu me paraissait très typique: aux premiers signes de la libéralisation, tous les Russes s'étaient mis à retirer des cachettes profondes de leur mémoire le passé censuré. Et ils ne comprenaient pas que l'Histoire n'eût pas besoin de ces innombrables petits goulags. Un seul, monumental et reconnu classique, lui suffisait. Charlotte, en m'envoyant ses témoignages, avait dû être piégée, comme les autres, par l'ivresse de la parole libérée. L'inutilité touchante de cet envoi me fit mal. Je mesurai de nouveau l'indifférence dédaigneuse du temps. Cette femme emprisonnée avec son enfant vacillait au bord de l'oubli définitif, retenue uniquement par ces quelques feuilles manuscrites. Et Charlotte, elle-même?