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Feuillages lourds, longues taches rouges sur les façades, asphalte humide, crissement des pneus, ciel gris-violet. Je me tournai vers Charlotte. Elle n'y était plus…

Et ce n'est plus ce restaurant de la gare perdue au milieu de la steppe. Mais un café parisien – et derrière la vitre, un soir de printemps. Le ciel gris et violet encore orageux, le crissement des voitures sur l'asphalte humide, l'exubérance fraîche des marronniers, le rouge des stores du restaurant de l'autre côté de la place. Et moi, vingt ans après, moi, qui viens de reconnaître cette gamme de couleurs et de revivre le vertige de l'instant retrouvé. Une jeune femme, en face de moi, entretient, avec une grâce très française, une conversation sur rien. Je regarde son visage souriant, et de temps en temps je rythme ses paroles d'un hochement de tête. Cette femme m'est très proche. J'aime sa voix, sa manière de penser. Je connais l'harmonie de son corps… «Et si je pouvais lui parler de cet instant d'il y a vingt ans, au milieu de la steppe, dans cette gare vide?» me dis-je et je sais que je ne le ferai pas.

Dans cette lointaine soirée d'il y a vingt ans, Charlotte se lève déjà, ajuste ses cheveux en se regardant dans le reflet de la fenêtre ouverte, et nous partons. Et sur mes lèvres, avec l'agréable aigreur du vin, s'efface cette parole jamais osée: «Si elle est si belle encore, malgré ces cheveux blancs et tant d'années vécues, c'est parce qu'à travers ses yeux, son visage, son corps transparaissent tous ces instants de lumière et de beauté…»

Charlotte sort de la gare. Je la suis, ivre de ma révélation indicible. Et la nuit se répand sur la steppe. La nuit qui dure déjà depuis vingt ans dans la Saranza de mon enfance.

Je revis Charlotte dix ans après, pendant quelques heures, en allant à l'étranger. J'arrivai très tard le soir, et je devais repartir tôt le matin pour Moscou. C'était une nuit glacée de la fin d'automne. Elle rassembla pour Charlotte les souvenirs inquiets de tous les départs de sa vie, de toutes les nuits d'adieux… Nous ne dormîmes pas. Elle alla préparer le thé et moi, je me promenais à travers son appartement qui me paraissait étrangement petit et très touchant par la fidélité des objets familiers.

J'avais vingt-cinq ans. Mon voyage m'exaltait. Je savais déjà que je partais pour longtemps. Ou plutôt que ce séjour en Europe se prolongerait bien au-delà des deux semaines prévues. Il me semblait que mon départ allait ébranler le calme de notre empire engourdi, que tous ses habitants ne parleraient que de ma fuite, qu'une nouvelle époque s'ouvrirait dès mon premier geste, dès ma première parole prononcée de l'autre côté de la frontière. Je vivais déjà de ce défilé de visages nouveaux que j'allais rencontrer, de l'éclat des paysages rêvés, de l'excitation du danger.

C'est avec cet égoïsme infatué de la jeunesse que je lui demandai sur un ton un peu hilare:

– Mais toi, tu pourrais aussi partir à l'étranger! En France, par exemple… Ça te tenterait, hein?

L'expression de ses traits ne changea pas. Elle baissa simplement les yeux. J'entendis la mélodie sifflante de la bouilloire, le tintement des cristaux de neige contre la vitre noire.

– Tu sais, me dit-elle enfin avec un sourire fatigué, quand en 1922 j'allai en Sibérie, la moitié, ou peut-être le tiers de ce voyage, je l'ai fait à pied. C'était comme d'ici jusqu'à Paris. Tu vois, je n'aurais même pas besoin de vos avions…

Elle sourit de nouveau, me regardant dans les yeux. Mais malgré cette intonation enjouée, je devinai dans sa voix un accent profond d'amertume. Confus, je pris une cigarette, je sortis sur le balcon…

C'est là, au-dessus de l'obscurité glacée de la steppe, que je crus enfin comprendre ce que la France était pour elle.

IV

1

C'est en France que je faillis oublier définitivement la France de Charlotte…

En cet automne-là, vingt ans me séparaient du temps de Saranza. Je me rendis compte de cette distance – de ce sacramentel «vingt ans après» – le jour où notre station de radio diffusa sa dernière émission en russe. Le soir, en quittant la salle de rédaction, j'imaginai une étendue infinie, béante entre cette ville allemande et la Russie endormie sous les neiges. Tout cet espace nocturne qui résonnait, encore la veille, de nos voix s'éteignait désormais, me semblait-il, dans le grésillement sourd des ondes vacantes… Le but de nos émissions dissidentes et subversives était atteint. L'empire enneigé se réveillait, s'ouvrant au reste du monde. Ce pays allait bientôt changer de nom, de régime, d'histoire, de frontières. Un autre pays allait naître. On n'avait plus besoin de nous. On fermait la station. Mes collègues échangèrent des adieux artificiellement bruyants et chaleureux et s'en allèrent chacun de leur côté. Certains voulaient refaire leur vie sur place, d'autres plier bagage et partir en Amérique. D'autres encore, les moins réalistes, rêvaient du retour qui devrait les mener sous la tempête de neige d'il y a vingt ans… Personne ne se faisait d'illusions. Nous savions que ce n'était pas seulement une station de radio qui disparaissait, mais notre époque elle-même. Tout ce que nous avions dit, écrit, pensé, combattu, défendu, tout ce que nous avions aimé, détesté, redouté – tout cela appartenait à cette époque. Nous restions devant ce vide, tels des personnages en cire d'un cabinet de curiosités, des reliques d'un empire défunt.

Dans le train qui m'amenait à Paris, je tentai de donner un nom à toutes ces années passées loin de Saranza. Exil comme mode d'existence? Obtuse nécessité de vivre? Une vie à moitié vécue et, somme toute, gâchée? Le sens de ces années me paraissait obscur. J'essayai alors de les convertir en ce que l'homme considère comme valeurs sûres de sa vie: les souvenirs des dépaysements intenses («Depuis, j'ai vu le monde entier!», me disais-je avec une fierté puérile), les corps des femmes aimées…

Mais les souvenirs restaient ternes, les corps étrangement inertes. Ou, parfois, ils perçaient la pénombre de la mémoire avec l'insistance hagarde des yeux d'un mannequin.

Non, ces années n'étaient qu'un long voyage auquel je réussissais, de temps en temps, à trouver un but. Je l'inventais au moment du départ, ou déjà en route, ou même à l'arrivée quand il fallait expliquer ma présence ce jour-là, dans cette ville-là, dans ce pays plutôt que dans un autre.

Oui, un voyage d'un nulle part vers un ailleurs. Dès que l'endroit où je m'arrêtais commençait à s'attacher à moi, à me retenir dans l'agréable routine de ses jours, il fallait déjà m'en aller. Ce voyage ne connaissait que deux temps: l'arrivée dans une ville inconnue et le départ d'une ville dont les façades se mettaient à peine à frémir sous le regard… Il y a six mois, j'arrivais à Munich et en sortant de la gare, je me disais avec beaucoup de sens pratique qu'il faudrait trouver un hôtel puis un appartement le plus près possible de mon nouveau travail à la radio…

À Paris, le matin, j'eus l'illusion fugitive d'un vrai retour: dans une rue, non loin de la gare, une rue encore mal réveillée en cette matinée de brume, je vis une fenêtre ouverte et l'intérieur d'une pièce respirant un calme simple et quotidien mais pour moi mystérieux, avec une lampe allumée sur la table, une vieille commode en bois sombre, un tableau légèrement décollé du mur. Je frissonnai tant la tiédeur de cette intimité entrevue me parut tout à coup ancienne et familière. Monter l'escalier, frapper à la porte, reconnaître un visage, se faire reconnaître… Je me hâtai de chasser cette sensation de retrouvailles dans laquelle je ne voyais, alors, rien d'autre que la défaillance sentimentale d'un vagabond.

La vie s'épuisa rapidement. Le temps stagna, perceptible désormais uniquement à l'usure des talons sur l'asphalte humide, à la succession des bruits, bientôt connus par cœur, que les courants d'air traînaient du matin au soir dans les couloirs de l'hôtel. La fenêtre de ma chambre donnait sur un immeuble en démolition. Un mur couvert de papier peint se dressait au milieu des gravats. Fixé sur ce pan coloré, un miroir, sans cadre, reflétait la profondeur légère et fuyante du ciel. Chaque matin, je me demandais si j'allais retrouver ce reflet en écartant les rideaux. Ce suspens matinal rythmait, lui aussi, le temps immobile auquel je m'habituais de plus en plus. Et même l'idée qu'il faudrait, un jour, en finir avec cette vie, qu'il faudrait rompre ce peu qui me reliait encore à ces jours d'automne, à cette ville, me tuer peut-être – même une telle pensée devint bientôt une habitude… Et quand, un matin, j'entendis le bruit sec d'un éboulement et que derrière les rideaux, à la place du mur, je vis un vide fumant de poussière – cette pensée m'apparut comme une merveilleuse sortie de jeu.