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Je me dressai sur mon îlot, je fixai cette femme qui marchait lentement dans le courant de la Soumra. Et avec une joie inconnue qui tout à coup gonfla mes poumons, je chuchotai: «Non, elle ne mourra pas.» Je voulus aussitôt comprendre d'où venait cette assurance sereine, cette confiance tellement étrange surtout en cette année marquée par la mort de mes parents.

Mais au lieu d'une explication logique, je vis un flot d'instants ruisseler dans un éblouissant désordre: une matinée emplie de brume ensoleillée dans un Paris imaginaire, le vent à la senteur de lavande qui s'engouffrait dans un wagon, le cri de la Koukouchka dans l'air tiède du soir, le lointain instant de la première neige que Charlotte regardait voltiger en cette terrible nuit de guerre, et aussi cet instant présent – cette femme mince, au foulard blanc sur ses cheveux gris, une femme qui se promène distraitement dans l'eau claire d'une rivière coulant au milieu de la steppe sans limites…

Ces reflets me paraissaient à la fois éphémères et dotés d'une sorte d'éternité. Je ressentais une certitude enivrante: de façon mystérieuse, ils rendaient la mort de Charlotte impossible. Je devinais que la rencontre dans l'isba noire avec la jeune femme près de la fenêtre givrée – l'icône sur la glace! et même l'histoire de Gavrilytch, ces roseaux, ces alevins, un soir de guerre, oui, même ces deux brefs éclats de lumière contribuaient à cette impossibilité de la mort. Et le plus merveilleux c'était qu'il n'y avait aucun besoin de le démontrer, de l'expliquer, d'arguer. Je regardais Charlotte qui montait sur la rive pour s'asseoir à son endroit préféré sous les saules et je répétais en moi-même comme une évidence lumineuse: «Non, tous ces instants ne disparaîtront jamais…»

Quand je vins près d'elle, ma grand-mère leva les yeux et me dit:

– Tu sais, ce matin, j'ai recopié pour toi deux traductions différentes d'un sonnet de Baudelaire. Écoute, je vais te les lire. Ça va t'amuser…

En pensant qu'il allait s'agir d'une de ces curiosités stylistiques que Charlotte aimait dénicher pour moi dans ses lectures, souvent sous la forme d'une devinette, je me concentrai, désireux de montrer mes lettres françaises. Je ne pouvais même pas supposer que ce sonnet de Baudelaire serait pour moi une véritable délivrance.

C'est vrai, la femme, durant ces mois d'été, s'imposait à tous mes sens comme une oppression incessante. Sans le savoir j'étais en train de vivre cette douloureuse transition qui sépare le tout premier amour charnel, souvent à peine ébauché, de ceux qui vont suivre. Ce passage est parfois plus délicat que celui de l'innocence vers le premier corps féminin.

Même dans ce lieu en perdition qu'était Saranza, cette femme multiple, fuyante, innombrable était étrangement présente. Plus insinuante, plus discrète que dans les grandes villes, mais d'autant plus provocante. Comme cette fille, par exemple, que je croisai un jour dans une rue vide, poussiéreuse, brûlée par le soleil. Elle était grande, bien faite, de cette robustesse charnelle saine que l'on trouve en province. Son chemisier serrait une poitrine forte, ronde. Sa minijupe moulait le haut de ses cuisses très pleines. Les talons pointus de ses chaussures blanches vernies rendaient sa marche un peu tendue. Son habillement à la mode, son maquillage et cette marche saccadée donnaient à son apparition dans la rue déserte un air surréaliste. Mais surtout ce trop-plein charnel presque bestial de son corps, de ses mouvements! Par cet après-midi de chaleur muette. Dans cette petite ville assoupie. Pourquoi? Dans quel but? Je ne pus m'empêcher de jeter un coup d'œil furtif derrière moi: oui, ses mollets forts, polis par le bronzage, ses cuisses, les deux hémisphères de sa croupe remuant souplement à chaque pas. Ahuri, je me dis qu'il devait donc y avoir dans cette Saranza morte une chambre, un lit où ce corps allait s'étendre et, en écartant les jambes, accueillir un autre corps dans son aine. Cette pensée évidente me plongea dans un ébahissement sans bornes. Comme tout cela était à la fois naturel et invraisemblable!

Ou encore, un soir, ce bras féminin nu, potelé, apparu à une fenêtre. Une petite rue courbe, surchargée de feuillages lourds, immobiles – et ce bras très blanc, très rond, découvert jusqu'à l'épaule et qui avait ondulé quelques secondes, le temps de tirer un rideau de mousseline sur l'ombre de la pièce. Et je ne sais par quelle divination j'avais reconnu l'impatience un peu excitée de ce geste, j'avais compris sur quel intérieur ce bras féminin nu tirait le rideau… J'avais senti même la fraîcheur lisse de ce bras sur mes lèvres.

À chacune de ces rencontres, un appel insistant résonnait dans ma tête: il fallait les séduire tout de suite, ces inconnues, les rendre miennes, remplir de leur chair ce chapelet de corps rêvés. Car chaque occasion manquée était une défaite, une perte irrémédiable, un vide que d'autres corps ne sauraient remplacer que partiellement. A ces moments, ma fièvre devenait insupportable!

Je n'avais jamais osé aborder ce sujet avec Charlotte. Encore moins lui parler de la femme coupée en deux dans la péniche, ou de ma nuit avec la jeune danseuse ivre. Devinait-elle, elle-même, mon trouble? Certainement. Sans pouvoir imaginer cette prostituée vue à travers les hublots, ou la jeune rousse sur le vieux bac, elle identifiait, il me semble, avec beaucoup de précision ce «où j'en étais» dans mon expérience amoureuse. Inconsciemment, par mes questions, par mes dérobades, par mon indifférence feinte pour certains thèmes délicats, par mes silences même, je brossais mon portrait d'apprenti amant. Mais je ne m'en rendais pas compte, comme celui qui oublie que son ombre transpose sur un mur les gestes qu'il voudrait cacher.

Ainsi, en entendant Charlotte parler de Baudelaire, je crus qu'il s'agissait d'une simple coïncidence lorsque, dans la première strophe de son sonnet, s'esquissa cette présence féminine:

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone…

– Tu vois – poursuivait ma grand-mère dans un mélange de russe et de français, car il fallait citer les textes des traductions -, chez Brussov le premier vers donne ça: En un soir d'automne, les yeux fermés…, etc. Chez Balmont: Quand, en fermant les yeux, par un soir d'été étouffantà mon avis, l'un comme l'autre simplifient Baudelaire. Car, tu comprends, dans son sonnet, ce «soir chaud d'automne» c'est un moment très particulier, oui, en plein automne, soudain, telle une grâce, ce soir chaud, unique, une parenthèse de lumière au milieu des pluies et misères de la vie. Dans leurs traductions, ils ont trahi l'idée de Baudelaire: «un soir d'automne», «un soir d'été», c'est plat, c'est sans âme. Tandis que chez lui, cet instant rend possible la magie, tu sais, un peu comme ces journées douces de l'arrière-saison…

Charlotte développait son commentaire toujours avec ce dilettantisme légèrement simulé qui déguisait chez elle des connaissances souvent très vastes dont elle avait peur de paraître orgueilleuse. Mais je n'entendais plus que la mélodie, tantôt russe, tantôt française, de sa voix.

Au lieu de cette hantise de la chair féminine, de cette femme omniprésente qui me harcelait par sa multiplicité inépuisable, je ressentais un grand apaisement. Il avait la transparence de ce «soir chaud d'automne». Et la sérénité d'une lente contemplation presque mélancolique d'un beau corps de femme allongé dans la bienheureuse lassitude de l'amour. Ce corps dont le reflet charnel se déploie en une enfilade de réminiscences, d'odeurs, de lumières…