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J'allais dans cette petite ville ensommeillée, perdue au milieu des steppes, pour détruire la France. Il fallait en finir avec cette France de Charlotte qui avait fait de moi un étrange mutant, incapable de vivre dans le monde réel.

Dans mon esprit, cette destruction devait ressembler à un long cri, à un rugissement de colère qui exprimerait le mieux toute ma révolte. Ce hurlement sourdait encore sans paroles. Elles allaient venir, j'en étais sûr, dès que les yeux calmes de Charlotte se poseraient sur moi. Pour l'instant, je criais silencieusement. Seules les images déferlaient dans un flux chaotique et bariolé.

Je voyais le scintillement d'un pince-nez dans la pénombre calfeutrée d'une grosse voiture noire. Béria choisissait un corps féminin pour sa nuit. Et notre voisin d'en face, paisible retraité souriant, arrosait les fleurs sur son balcon, en écoutant le gazouillis d'un transistor. Et dans notre cuisine, un homme aux bras couverts de tatouages parlait d'un lac gelé rempli de cadavres nus. Et tous ces gens dans le wagon de troisième classe qui m'emportait vers Saranza semblaient ne pas remarquer ces paradoxes déchirants. Ils continuaient à vivre. Tranquillement.

Dans mon cri, je voulais déverser sur Charlotte ces images. J'attendais d'elle une réponse. Je voulais qu'elle s'explique, qu'elle se justifie. Car c'est elle qui m'avait transmis cette sensibilité française – la sienne -, me condamnant à vivre dans un pénible entre-deux-mondes.

Je lui parlerais de mon père avec son «trou» dans le crâne, ce petit cratère où battait sa vie. Et de ma mère dont nous avions hérité la peur de la sonnerie inattendue à la porte, les soirs de fêtes. Tous les deux morts. Inconsciemment, j'en voulais à Charlotte d'avoir survécu à mes parents. Je lui en voulais de son calme durant l'enterrement de ma mère. Et de cette vie très européenne, dans son bon sens et sa propreté, qu'elle menait à Saranza. Je trouvais en elle l'Occident personnifié, cet Occident rationnel et froid contre lequel les Russes gardent une rancune inguérissable. Cette Europe qui, de la forteresse de sa civilisation, observe avec condescendance nos misères de barbares – les guerres où nous mourions par millions, les révolutions dont elle a écrit pour nous les scénarios… Dans ma révolte juvénile, il y avait une grande part de cette méfiance innée.

La greffe française que je croyais atrophiée était toujours en moi et m'empêchait de voir. Elle scindait la réalité en deux. Comme elle avait fait avec le corps de cette femme que j'espionnais à travers deux hublots différents: il y avait une femme en chemisier blanc, calme et très ordinaire, et l'autre – cette immense croupe rendant presque inutile, par son efficacité charnelle, les reste du corps.

Et pourtant je savais que les deux femmes n'en faisaient qu'une. Tout comme la réalité déchirée. C'était mon illusion française qui me brouillait la vue, telle une ivresse, en doublant le monde d'un mirage trompeusement vivant…

Mon cri mûrissait. Les images qui allaient se mettre en paroles tournoyaient dans mes yeux de plus en plus rapidement: Béria qui murmurait au chauffeur: «Accélère! Rattrape celle-là! Je vais voir…», et un homme en costume de père Noël, mon grand-père Fiodor arrêté la nuit de l'An, et le village calciné de mon père, et les bras minces de ma jeune bien-aimée – des bras enfantins avec des veines bleutées, et cette croupe dressée dans sa force bestiale, et cette femme qui écaille le vernis rouge de ses ongles pendant qu'on possède le bas de son corps, et le petit sac du Pont-Neuf, et le «Verdun», et tout ce fatras français qui gâche ma jeunesse!

À la gare de Saranza, je restai un moment sur le quai. Par habitude, je cherchais la silhouette de Charlotte. Puis, avec une colère goguenarde, je me traitai d'imbécile. Personne ne m'attendait cette fois. Ma grand-mère ne se doutait même pas de ma visite! D'ailleurs, le train qui m'amenait n'avait rien à voir avec celui que je prenais chaque été pour venir dans cette ville. J'arrivai à Saranza non pas le matin, mais le soir. Et le convoi, incroyablement long, trop long et trop massif pour cette petite gare de province, s'ébranla lourdement et repartit pour Tachkent – vers les confins asiatiques de l'empire. Ourgentch, Boukhara, Samarkand, l'écho de son trajet résonna dans ma tête, en éveillant une tentation orientale, douloureuse et profonde pour chaque Russe.

Tout était différent, cette fois-ci.

La porte était ouverte. C'était encore le temps où l'on ne fermait son appartement que la nuit. Je la poussai comme dans un rêve. Je m'étais imaginé si clairement cet instant, je croyais savoir jusqu'au mot près ce que j'allais dire à Charlotte, et de quoi j'allais l'accuser…

Pourtant, en entendant l'imperceptible cliquetis de la porte, aussi familier que la voix d'un proche, en respirant l'odeur agréable et légère qui planait toujours dans l'appartement de Charlotte, je sentis ma tête se vider de mots. Seules quelques bribes de mon hurlement préparé sonnaient encore dans mes oreilles:

– Béria! Et ce vieux qui arrose tranquillement ses glaïeuls. Et cette femme coupée en deux! Et la guerre oubliée! Et ton viol! Et cette valise sibérienne pleine de vieilles paperasses françaises et que je traîne comme un prisonnier son boulet! Et notre Russie que toi, la Française, ne comprends pas et ne comprendras jamais! Et ma bien-aimée dont ces deux jeunes salauds vont «s'occuper»!

Elle ne m'entendit pas entrer. Je la vis assise devant la porte du balcon. Son visage était penché au-dessus d'un vêtement clair étalé sur ses genoux, son aiguille scintillait (je ne sais pas pourquoi, mais dans ma mémoire, Charlotte était toujours en train de repriser un col en dentelle)…

Je perçus sa voix. Ce n'était pas un chant, mais plutôt une lente récitation, un murmure mélodieux, coupé de pauses, rythmé par le ruissellement des pensées muettes. Oui, une chanson mi-fredonnée, mi-dite. Dans la torpeur surchauffée du soir, ses notes donnaient une impression de fraîcheur, semblable à la sonorité grêle d'un clavecin. J'écoutai les paroles et durant quelques secondes j'eus le sentiment d'entendre une langue étrangère, inconnue – une langue qui ne me disait rien. Au bout d'une minute, je reconnaissais le français… Charlotte chantonnait très lentement, en soupirant de temps en temps, laissant pénétrer entre deux strophes de sa récitation l'insondable silence de la steppe.

C'était la chanson dont j'avais découvert, très jeune enfant encore, le charme et qui, à présent, concentra sur elle toute ma rancœur.

Aux quatre coins du lit,
Un bouquet de pervenches…

«Oui, justement, cette sensiblerie française qui m'empêche de vivre!» pensai-je avec colère.

Et là, nous dormirions
Jusqu 'à la fin du monde…

Non, je ne pouvais plus entendre ces paroles! J'entrai dans la pièce et annonçai avec une brusquerie voulue et en russe:

– Me voilà! Je parie que tu ne m'attendais pas!

À mon étonnement, à ma déception aussi, le regard que Charlotte leva sur moi resta calme. Je devinai dans ses yeux cette infaillible maîtrise de soi qu'on acquiert en apprivoisant quotidiennement la douleur, l'angoisse, le danger.

En apprenant, par quelques questions discrètes et d'apparence banale que je ne venais pas en messager de nouvelles tragiques, elle alla dans l'entrée et téléphona à ma tante pour lui apprendre mon arrivée. Et de nouveau je fus surpris par l'aisance avec laquelle Charlotte parla à cette femme qui était si différente d'elle. Sa voix, cette voix qui tout à l'heure chantonnait un vieil air français, se colora d'un léger accent populaire et en quelques mots elle sut tout expliquer, tout arranger, en ramenant ma fugue à nos habituelles retrouvailles d'été. «Elle essaye de nous imiter, pensai-je en l'écoutant parler. Elle nous parodie!» Le calme de Charlotte et cette voix très russe ne firent qu'exacerber mon aigreur.