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Comme un enfant qui vient de briser une tasse et qui ferme les yeux en espérant que ce noir momentané va tout remettre en ordre, je plissai les paupières: pourquoi l'orchestre ne pourrait-il pas rejouer la même chanson, et moi – retrouver ma partenaire pour répéter tous les gestes jusqu'au serrement convenu? Jamais je n'avais ressenti et ne ressentirais plus aussi intensément la proximité très intime et, en même temps, l'éloignement le plus irrémédiable d'un corps féminin…

C'est au milieu de ce désarroi sentimental que j'entendis la voix de Pachka caché dans le feuillage. Je levai les yeux. Il me souriait, à demi allongé sur une grosse branche:

– Allez, grimpe! Je te ferai de la place, dit-il en pliant ses jambes.

Maladroit et pesant dans la ville, Pachka se transfigurait dès qu'il se retrouvait dans la nature. Sur cette branche, il ressemblait à un gros félin se reposant avant la chasse nocturne…

En toute autre circonstance, j'aurais ignoré son invitation. Mais sa position était trop insolite et, de plus, je me sentais pris en flagrant délit. C'était comme si, de sa branche, il avait intercepté mes pensées fébriles! Il me tendit la main, je me hissai à côté de lui. Cet arbre était un véritable poste d'observation.

Vu d'en haut, l'ondoiement des centaines de corps enlacés avait une tout autre allure. Il paraissait à la fois absurde (tous ces êtres qui piétinent sur place!) et doté d'une certaine logique. Les corps circulaient, s'agglutinaient, l'espace d'une danse, se séparaient, parfois restaient collés l'un à l'autre durant plusieurs chansons. De notre arbre, dans un seul regard, je pouvais englober tous les petits jeux affectifs qui se tissaient sur le plateau. Rivalités, défis, trahisons, coups de foudre, ruptures, explications, bagarres naissantes vite maîtrisées par un service d'ordre vigilant. Mais surtout le désir qui perçait à travers le voile de la musique et le rituel de la danse. Je retrouvai dans cette houle humaine la jeune fille dont je venais de frôler les seins. Je suivis, un moment, sa trajectoire d'un partenaire à l'autre…

Je sentais qu'en résumé ce tournoiement me rappelait insidieusement quelque chose. «La vie!» me suggéra soudain une voix muette, et mes lèvres répétèrent silencieusement: «La vie…» Le même brassage des corps mus par le désir et qui le dissimulent sous d'innombrables simagrées. La vie… «Et où suis-je, moi, à cet instant?» me demandai-je en devinant que la réponse à cette question donnerait naissance à une vérité extraordinaire qui expliquerait tout, définitivement.

Des cris résonnèrent du côté de l'allée. Je reconnus mes camarades de classe qui retournaient à la ville. J'empoignai la branche, prêt à sauter. La voix de Pachka, teintée d'une résignation aigrie, retentit avec peu d'assurance:

– Attends! Là, ils vont éteindre les projecteurs, tu verras, il y aura plein d'étoiles! Si on grimpe plus haut, on verra le Sagittaire…

Je ne l'écoutai pas. Je sautai à terre. Le sol tressé de grosses racines percuta violemment la plante de mes pieds. Je courus pour rattraper mes collègues qui s'éloignaient en gesticulant. J'avais envie de leur parler le plus vite possible de ma partenaire à la belle poitrine, d'entendre leurs remarques, de m'assourdir avec les mots. J'étais pressé de revenir à la vie. Et avec une joie mauvaise, je parodiai l'étrange question qui s'était formée dans ma tête, un instant avant: «Où suis-je? Où étais-je? Mais sur une branche, à côté de cet imbécile de Pachka. À côté de la vraie vie!»

Par un hasard farfelu (je savais déjà que le réel est fait de répétitions invraisemblables que pourchassent, comme un grave défaut, les auteurs de romans), nous nous rencontrâmes, de nouveau, le lendemain. Avec cette gêne qu'éprouvent deux compagnons qui, le soir, ont échangé des confidences graves, exaltées et sentimentales, se sont livrés jusqu'à ce fond très intime de leur âme, et qui se retrouvent le matin, dans la clarté quotidienne et sceptique.

J'errais autour du dancing encore fermé, il était à peine six heures du soir. Je voulais à tout prix être le premier partenaire de la danseuse de la veille. Superstitieux, j'espérais que le temps ferait marche arrière et que je pourrais recoller ma tasse brisée.

Pachka surgit de la broussaille du parc, m'aperçut, hésita une seconde, puis vint me saluer. Il était chargé de son attirail de pêcheur. Sous le bras, il portait une grande miche de pain noir dont il arrachait des morceaux pour les manger en mastiquant avec appétit. Je me sentis encore une fois pris en flagrant délit. Il me dévisagea, en examinant ma chemise claire au col largement ouvert, mon pantalon à la mode, très évasé vers le bas. Puis, en hochant la tête en signe d'adieu, il s'en alla. Je poussai un soupir de soulagement. Mais soudain, Pachka se retourna et me lança d'une voix un peu rude:

– Viens, je vais te montrer quelque chose! Viens, tu ne regretteras pas…

S'il s'était arrêté pour attendre ma réponse, j'aurais bafouillé un refus. Mais il continua son chemin sans plus me regarder. Je le suivis d'un pas indécis.

Nous descendîmes vers la Volga, longeâmes le port avec ses énormes grues, ses ateliers, ses entrepôts en tôle ondulée. Plus en aval, nous nous enfonçâmes dans un large terrain vague encombré de vieilles barges, de constructions métalliques rouillées, de pyramides de longues grumes pourrissantes. Pachka cacha ses lignes et ses filets sous l'un de ces troncs vermoulus et se mit à sauter d'une barque à l'autre. Il y avait aussi un débarcadère abandonné, quelques passerelles à pontons qui se dérobaient souplement sous nos pas. D'ailleurs, en suivant Pachka, je ne me rendis pas compte à quel moment nous avions quitté la terre ferme pour nous retrouver sur cette île flottante d'embarcations déchues. Je m'agrippai à une rampe cassée, sautai dans une espèce de jonque, enjambai son bord, glissai sur le bois humide d'un radeau…

Nous nous retrouvâmes enfin dans un chenal aux berges escarpées toutes couvertes de sureaux en fleur. Sa surface d'une rive à l'autre se perdait sous les coques des vieux bateaux serrés, bord contre bord, dans un désordre fantasque.

Nous nous installâmes sur le banc d'une petite barque. Au-dessus d'elle s'élevait le flanc d'une péniche portant des traces d'incendie. En tendant le cou, je remarquai là-haut, sur le pont de la péniche, une corde tendue près de la cabine: quelques morceaux de tissu délavé ondoyaient doucement – le linge qui séchait depuis des années…

La soirée était chaude, brumeuse. L'odeur de l'eau se mélangeait avec les effluves fades du sureau. De temps en temps, un bateau qu'on voyait passer au loin, au milieu de la Volga, envoyait dans notre chenal une série de vagues paresseuses. Notre barque se mettait à tanguer en se frottant contre le bord noir de la péniche. Tout ce cimetière à moitié immergé s'animait. On entendait le crissement d'un câble, le clapotis sonore de l'eau sous un ponton, le chuintement des roseaux.

– C'est formidable, tout ce bastingage! m'exclamai-je en employant ce mot dont je ne connaissais que vaguement l'appartenance maritime.

Pachka me lança un coup d'œil un peu confus, voulut parler, puis se ravisa. Je me levai, pressé de retourner sur la Montagne de joie… Soudain, mon ami me tira avec force par la manche pour me faire asseoir et dans un chuchotement nerveux, il annonça:

– Attends! Ils arrivent!

Je perçus alors le bruit des pas. D'abord, le claquement des talons sur l'argile humide de la berge, puis le tambourinement sur le bois d'une passerelle. Enfin, un martèlement métallique au-dessus de nous, sur le pont de la péniche… Et c'est déjà de ses entrailles que des voix étouffées nous parvinrent.

Pachka se dressa de toute sa taille et se serra contre le bord de la péniche. C'est alors seulement que j'aperçus ces trois hublots. Leurs vitres étaient brisées et bouchées de l'intérieur avec des morceaux de contreplaqué. Ceux-ci avaient la surface couverte des fines piqûres d'une lame. Sans se détacher de son hublot, mon ami agita la main en m'invitant à l'imiter. M'accrochant à une saillie d'acier qui courait le long du bord, je me collai au hublot de gauche. Celui situé au centre restait inoccupé.