Изменить стиль страницы

On affirmait que l'intérieur du bois était miné. Cela dissuadait même les plus crânes parmi nous qui auraient voulu s'aventurer dans ce no man's land replié sur ses trésors rouillés.

C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie étroite; on eût dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive toute noire de suie, des wagonnets, petits eux aussi, et – comme dans une illusion d'optique – le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis: un faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait son cri mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel sonore d'un coucou. «La Koukouchka», disions-nous avec un clin d'œil en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de camomilles…

C'est sa voix qui me guida ce soir-là. Je contournai les broussailles à l'orée de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur des chemins de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir, j'entendis planer un mélancolique «cou-cou-ou». Je posai mon pied sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.

«Comme c'était bien avant, disait en moi une voix sans paroles. Cette Koukouchka que je croyais s'en aller dans une direction inconnue, vers des pays inexistants sur la carte, vers des montagnes aux sommets neigeux, vers une mer nocturne où se confondent les lampions des barques et les étoiles. Maintenant je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout. Beau voyage! Oui, maintenant je le sais et je ne pourrai donc plus jamais croire que ces rails sont infinis et ce soir, unique, avec cette senteur forte de la steppe, ce ciel immense, et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis, avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet. Autrefois, tout me paraissait si naturel…»

La nuit, avant de me rendormir, je me rappelai avoir enfin appris le sens de la formule énigmatique dans le menu du banquet en l'honneur du Tsar: «bartavelles et ortolans truffés rôtis». Oui, je savais à présent qu'il s'agissait du gibier très apprécié des gourmets. Un plat délicat, savoureux, rare, mais rien de plus. J'avais beau répéter comme autrefois: «Bartavelles et ortolans», la magie qui remplissait mes poumons du vent salé de Cherbourg était caduque. Et avec un désespoir hésitant, je murmurai tout bas, pour moi-même, en écarquillant les yeux dans l'obscurité:

– J'ai donc déjà vécu une partie de ma vie!

Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s'installer entre nous l'écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d'une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant. Une nouvelle fois, je ressentais en moi la mystérieuse gestation de cette langue si différente des paroles émoussées par l'usage, une langue dans laquelle j'aurais pu dire tout bas en rencontrant le regard de Charlotte:

– Pourquoi j'ai le cœur serré quand j'entends l'appel lointain de la Koukouchka? Pourquoi une matinée d'automne à Cherbourg d'il y a cent ans, oui, cet instant que je n'ai jamais vécu, dans une ville que je n'ai jamais visitée, pourquoi sa lumière et son vent me paraissent plus vivants que les jours de ma vie réelle? Pourquoi ton balcon ne plane plus dans l'air mauve du soir, au-dessus de la steppe? La transparence de rêve qui l'enveloppait s'est brisée, tel un matras d'alchimiste. Et ces éclats de verre grincent et nous empêchent de parler comme autrefois… Et tes souvenirs que je connais maintenant par cœur ne sont-ils pas une cage qui te tient prisonnière? Et notre vie, n'est-elle pas justement cette transformation quotidienne du présent mobile et chaleureux en une collection de souvenirs figés comme les papillons écartelés sur leurs épingles sous une vitre poussiéreuse? Et pourquoi alors je sens que je donnerais sans hésiter toute cette collection pour l'unique sensation d'aigreur qu'avait laissée sur mes lèvres l'imaginaire coupelle d'argent dans ce café illusoire de Neuilly? Pour une seule gorgée du vent salé de Cherbourg? Pour un seul cri de la Koukouchka venu de mon enfance?

Cependant, nous continuions à remplir le silence, tel le tonneau des Danaïdes, de mots inutiles, de répliques creuses: «Il fait plus chaud qu'hier! Gavrilytch est de nouveau ivre… La Koukouchka n'est pas passée ce soir… C'est la steppe qui brûle là-bas, regarde! Non, c'est un nuage… Je vais refaire du thé… Aujourd'hui, au marché, on vendait des pastèques d'Ouzbékistan…»

L'indicible! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l'essentiel. L'essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui, dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel. L'indicible était essentiel.

Cette équation créa dans ma jeune tête une sorte de court-circuit intellectuel. Et c'est grâce à sa concision que, cet été, je tombai sur cette vérité terrible: «Les gens parlent car ils ont peur du silence. Ils parlent machinalement, à haute voix ou chacun à part soi, ils se grisent de cette bouillie vocale qui englue tout objet et tout être. Ils parlent de la pluie et du beau temps, ils parlent d'argent, d'amour, de rien. Et ils emploient, même quand ils parlent de leurs amours sublimes, des mots cent fois dits, des phrases usées jusqu'à la trame. Ils parlent pour parler. Ils veulent conjurer le silence…»

Le matras d'alchimiste s'était brisé. Conscients de l'absurdité de nos paroles, nous poursuivions notre dialogue journalier: «Il va peut-être pleuvoir. Regarde ce gros nuage. Non, c'est la steppe qui brûle… Tiens, la Koukouchka est passée plus tôt que d'habitude… Gavrilytch… Le thé… Au marché…»

Oui, une partie de ma vie était derrière moi. L'enfance.

Finalement, nos conversations sur la pluie et le beau temps n'étaient pas, cet été, tout à fait injustifiées. Il pleuvait souvent, et ma tristesse colora ces vacances dans ma mémoire de tons brumeux et tièdes.

Parfois, du fond de cette lente grisaille de jours, un reflet de nos veillées d'autrefois surgissait – quelque photo que je découvrais par hasard dans la valise sibérienne dont le contenu n'avait, depuis longtemps, plus de secret pour moi. Ou, de temps à autre, un fugitif détail du passé familial qui m'était encore inconnu et que Charlotte me livrait avec la joie timide d'une princesse ruinée qui trouve soudain sous la doublure élimée de sa bourse une fine piécette d'or.

C'est ainsi que par un jour de grande pluie, en retournant les piles des vieux journaux français entassés dans la valise, je tombai sur cette page provenant, sans doute, d'un illustré du début du siècle. C'était une reproduction, à peine revêtue d'un teint brun et gris, d'un tableau de ce réalisme très fouillé qui attire par la précision et l'abondance des détails. C'est en les examinant durant cette longue soirée pluvieuse que je dus retenir le sujet. Une colonne très disparate de guerriers, tous visiblement éprouvés par la fatigue et l'âge, traversait la rue d'un village pauvre, aux arbres nus. Oui, les soldats étaient tous très âgés – des vieillards, me sembla-t-il, avec de longs cheveux blancs s'échappant des chapeaux aux larges bords. C'étaient les tout derniers hommes valides dans une levée en masse populaire déjà engloutie par la guerre. Je n'avais pas retenu le titre du tableau, mais le mot «derniers» y était présent. Ils étaient les derniers à faire face à l'ennemi, les tout derniers à pouvoir manier les armes. Celles-ci d'ailleurs étaient très rudimentaires: quelques piques, des haches, de vieux sabres. Curieux, je détaillais leurs vêtements, leurs gros godillots avec de grandes boucles de cuivre, leurs chapeaux et parfois un casque terni, semblable à celui des conquistadors, leurs doigts noduleux crispés sur les manches des piques… La France, qui était toujours apparue devant mes yeux dans les fastes de ses palais, aux heures glorieuses de son histoire, se manifesta soudain sous les traits de ce village du nord où les maisons basses se recroquevillaient derrière des haies maigres, où les arbres rabougris frissonnaient sous le vent d'hiver. Étonnamment, je me sentis très proche et de cette rue boueuse, et de ces vieux guerriers condamnés à tomber dans un combat inégal. Non, il n'y avait rien de pathétique dans leur démarche. Ce n'étaient pas des héros exposant leur bravoure ou leur abnégation. Ils étaient simples, humains. Surtout celui-ci, portant le vieux casque à la conquistador, un vieil homme de grande taille qui marchait en s'appuyant sur une pique, à la fin de la colonne. Son visage me subjugua par une surprenante sérénité, amère et souriante à la fois.