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«Mais c'est que Charlotte n'a plus rien à m'apprendre!»

Cette pensée déconcertante me vint à l'esprit le matin de mon arrivée à Saranza. Je sautai du wagon devant la petite gare, j'étais seul à descendre ici. À l'autre bout du quai, je vis ma grand-mère. Elle m'aperçut, agita légèrement la main et alla à ma rencontre. C'est à ce moment-là, en marchant vers elle, que j'eus cette intuition: elle n'avait plus rien de nouveau à m'apprendre sur la France, elle m'avait tout raconté et, grâce à mes lectures, j'avais accumulé des connaissances plus vastes peut-être que les siennes… En l'embrassant, je me sentis honteux de cette pensée qui m'avait pris au dépourvu moi-même. J'y voyais comme une trahison involontaire.

D'ailleurs, depuis des mois déjà, j'éprouvais cette angoisse bizarre: celle d'avoir trop appris… Je ressemblais à cet homme économe qui espère voir la masse de son épargne lui procurer bientôt une façon de vivre toute différente, lui ouvrir un horizon prodigieux, changer sa vision des choses – jusqu'à sa manière de marcher, de respirer, de parler aux femmes. La masse ne cesse pas de gonfler, mais la métamorphose radicale tarde à venir.

Il en était de même avec ma somme de connaissances françaises. Non que j'eusse désiré en tirer quelque profit. L'intérêt que mon camarade le cancre portait à mes récits me comblait déjà amplement. J'espérais plutôt un mystérieux déclic, pareil à celui du ressort dans une boîte à musique, un cliquetis qui annonce le début d'un menuet que vont danser les figurines sur leur estrade. J'aspirais à ce que ce fouillis de dates, de noms, d'événements, de personnages se refonde en une matière vitale jamais vue, se cristallise en un monde foncièrement nouveau. Je voulais que la France greffée dans mon cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de moi un autre.

Mais l'unique changement du début de cet été fut l'absence de ma sœur qui était partie continuer ses études à Moscou. J'avais peur de m'avouer que ce départ allait peut-être rendre impossibles nos veillées sur le balcon.

Le premier soir, comme pour avoir la confirmation de mes craintes, je me mis à interroger ma grand-mère sur la France de sa jeunesse. Elle répondait volontiers, estimant ma curiosité sincère. Tout en parlant, Charlotte continuait à repriser le col dentelé d'un chemisier. Elle maniait l'aiguille avec ce brin d'élégance artistique qu'on remarque toujours chez une femme qui travaille et entretient en même temps la conversation avec un invité qu'elle croit intéressé par son récit.

Accoudé à la rampe du petit balcon, je l'écoutais. Mes questions machinales amenaient, en écho, des scènes du passé mille fois contemplées dans mon enfance, des images familières, des êtres connus: ce tondeur de chiens sur le quai de la Seine, le cortège impérial parcourant les Champs-Elysées, la belle Otéro, le Président enlaçant sa maîtresse dans un baiser fatal… À présent, je me rendais compte que toutes ces histoires, Charlotte nous les avait répétées chaque été, cédant à notre désir de réécouter le conte favori. Oui, exactement, ce n'était rien d'autre que des contes qui enchantaient nos jeunes années et qui, comme tout conte véritable, ne nous lassaient jamais.

J'avais quatorze ans cet été. Le temps des contes, je le comprenais bien, ne recommencerait pas. J'avais trop appris pour me laisser griser par leur sarabande colorée. Étrangement, au lieu de me réjouir de ce signe évident de mon mûrissement, ce soir-là, je regrettais beaucoup ma confiance naïve d'autrefois. Car mes nouvelles connaissances, contrairement à mon attente, semblaient obscurcir mon imagerie française. À peine voulais-je revenir dans l'Adantide de notre enfance qu'une voix docte intervenait: je voyais les pages des livres, les dates en caractères gras. Et la voix se mettait à commenter, à comparer, à citer. Je me sentais atteint d'une étrange cécité…

À un moment, notre conversation s'interrompit. J'avais écouté si distraitement que les dernières paroles de Charlotte – ce devait être une question – m'échappèrent. Confus, je scrutais son visage levé vers moi. J'entendais dans mes oreilles la mélodie de la phrase qu'elle venait de prononcer. C'est son intonation qui m'aida à en restituer le sens. Oui, c'était l'intonation qu'adopte le conteur en disant: «Non, mais celle-ci, vous l'avez déjà sans doute entendue. Je ne vais pas vous ennuyer avec mes vieilleries…» et il espère, secrètement, que ses auditeurs se mettent à l'encourager en affirmant ignorer son histoire ou l'avoir oubliée… Je secouai légèrement la tête, l'air dubitatif.

– Non, non, je ne vois pas. Mais tu es sûre de me l'avoir déjà racontée?

Je vis un sourire éclairer le visage de ma grand-mère. Elle reprit son récit. Je l'écoutais, cette fois, avec attention. Et pour la énième fois surgit devant mon regard la rue étroite d'un Paris moyenâgeux, une nuit d'automne froide et, sur un mur – cet écusson sombre qui avait uni pour toujours trois destins et trois noms d'antan: Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Isabeau de Bavière…

Je ne sais pas pourquoi je lui coupai la parole à cet instant. Je voulais sans doute lui montrer mon érudition. Mais surtout, ce fut cette révélation qui m'aveugla subitement: une vieille dame, sur un balcon suspendu au-dessus de la steppe sans fin, répète encore une fois une histoire connue par cœur, elle la répète avec la précision mécanique d'un disque, fidèle à ce récit plus ou moins légendaire parlant d'un pays qui n'existe que dans sa mémoire… Notre tête-à-tête dans le silence du soir me parut tout à coup saugrenu, la voix de Charlotte me rappela celle d'un automate. Je saisis au vol le nom du personnage qu'elle venait d'évoquer, je me mis à parler. Jean sans Peur et ses honteuses collusions avec les Anglais. Paris où les bouchers, devenus «révolutionnaires», faisaient la loi et massacraient les ennemis de Bourgogne ou prétendus tels. Et le roi fou. Et les gibets sur les places parisiennes. Et les loups qui rôdaient dans les faubourgs de la ville dévastée par la guerre civile. Et la trahison inimaginable commise par Isabeau de Bavière qui rejoignit Jean sans Peur et renia le dauphin en prétendant qu'il n'était pas le fils du roi. Oui, la belle Isabeau de notre enfance…

L'air me manqua tout à coup, je m'étranglai avec mes propres paroles, j'avais trop à dire.

Après un moment de silence, ma grand-mère hocha doucement la tête et dit avec beaucoup de sincérité:

– Je suis ravie que tu connaisses si bien l'histoire!

Pourtant dans sa voix, pleine de conviction, je crus distinguer l'écho d'une pensée inavouée: «C'est bien de connaître l'histoire. Mais quand je parlais d'Isabeau et de cette allée des Arbalétriers, de cette nuit d'automne, je songeais à une tout autre chose…»

Elle se pencha sur son ouvrage, en donnant des petits coups d'aiguille, précis et réguliers. Je traversai l'appartement, descendis dans la rue. Un sifflet de locomotive retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque chose d'un soupir, d'une plainte.

Entre l'immeuble où habitait Charlotte et la steppe, il y avait une sorte de petit bois très dense, impénétrable même: des broussailles de mûriers sauvages, des branches griffues de coudriers, des tranchées affaissées pleines d'orties. D'ailleurs, même si, au cours de nos jeux, nous parvenions à percer ces encombrements naturels, d'autres, ceux fabriqués par l'homme, obstruaient le passage: les rangs entortillés de barbelés, les croisements rouillés des obstacles antichars… On appelait cet endroit la «Stalinka» d'après le nom de la ligne de défense qu'on avait construite ici pendant la guerre. On craignait que les Allemands ne viennent jusque-là. Mais la Volga et surtout Stalingrad les avaient arrêtés… La ligne avait été démontée, les restes du matériel de guerre s'étaient retrouvés abandonnés dans ce bois qui en avait hérité le nom. «La Stalinka», disaient les habitants de Saranza, et leur ville semblait entrer ainsi dans les grands gestes de l'Histoire.