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Enfin, il y eut un jour, ce 14 juillet 1919, où les innombrables rangs de soldats traversèrent Neuilly, se dirigeant vers la capitale. Tirés à quatre épingles, le regard crâne et les godillots bien cirés – la guerre reprenait son air de parade. Était-il parmi eux, ce guerrier qui glisserait dans la main de Charlotte un petit caillou brun, cet éclat d'obus recouvert de rouille? Étaient-ils amoureux? Fiancés?

Cette rencontre ne changea en rien la décision de Charlotte, prise plusieurs années auparavant. À la première occasion venue, occasion miraculeuse, elle partit pour la Russie. Aucune liaison n'existait encore avec ce pays dévasté par la guerre civile. On était en 1921. Une mission de la Croix-Rouge se préparait au voyage dans la région de la Volga où la famine avait fait des centaines de milliers de victimes. Charlotte fut admise comme infirmière. Sa candidature avait été retenue rapidement: les volontaires pour l'expédition étaient rares. Mais surtout, elle parlait russe.

C'est là-bas qu'elle crut connaître l'enfer. De loin, il ressemblait aux paisibles villages russes – isbas, puits, haies – plongés dans la brume du grand fleuve. De près, il s'immobilisait dans les prises de vue que découpait dans ces journées ternes le photographe de la mission: un groupe de paysans et de paysannes en touloupes, figés devant un amoncellement de carcasses humaines, de corps dépecés, de fragments de chair méconnaissables. Puis, cet enfant nu assis dans la neige – de longs cheveux emmêlés, un regard perçant de vieillard, un corps d'insecte. Enfin, sur la glace d'une route – cette tête, seule, aux yeux ouverts, vitreux. Le pire, c'est que ces prises de vue ne restaient pas fixes. Le photographe pliait son trépied et les paysans quittant le cadre de la photo – de cette terrifiante photo des cannibales – se remettaient à vivre dans la déroutante simplicité des gestes quotidiens. Oui, ils continuaient à vivre! Une femme se penchait au-dessus de l'enfant et reconnaissait en lui son fils. Et elle ne savait que faire de ce vieillard-insecte, elle qui s'était nourrie depuis des semaines de chair humaine. Alors on entendait monter de sa gorge un hurlement de louve. Aucune photo ne pouvait fixer ce cri… Un paysan regarda en soupirant dans les yeux de la tête jetée sur la route. Puis se pencha et d'une main maladroite la poussa dans un grand sac de bure. «Je vais l'enterrer, marmonna-t-il. Nous, on n'est pas des Tatars, quand même…»

Et il fallait entrer dans les isbas de ce paisible enfer pour découvrir que cette vieille, qui observait la rue à travers la vitre, était la momie d'une jeune fille morte il y a plusieurs semaines, assise devant cette fenêtre dans l'impossible espoir du salut.

Charlotte quitta la mission dès son retour à Moscou. En sortant de l'hôtel, elle plongea dans la cohue bigarrée de la place et disparut. Au marché de Soukharevka où le troc était roi, elle échangea un cinq francs d'argent (le marchand estampilla la pièce avec sa molaire, puis la fit sonner sur la lame d'une hache) contre deux miches de pain qui devaient assurer les premiers jours de son voyage. Elle était déjà habillée comme une Russe, et à la gare, dans l'assaut violent et désordonné des wagons, personne ne fit attention à cette jeune femme qui, rajustant son sac à dos, se débattait dans les secousses frénétiques du magma humain.

Elle partit, et elle vit tout. Elle brava l'infini de ce pays, son espace fuyant dans lequel les jours et les années s'enlisent. Elle avançait quand même en pataugeant dans ce temps stagnant. En train, en télègue, à pied…

Elle vit tout. Des chevaux harnachés, tout un troupeau, qui galopaient sans cavaliers sur une plaine, s'arrêtaient un instant, puis effarouchés reprenaient leur course folle, heureux et effrayés de leur liberté reconquise. L'un de ces fugitifs attira le regard de tout le monde. Un sabre, profondément enfoncé dans la selle, se dressait sur son dos. Le cheval galopait et la longue lame coincée dans le cuir épais se balançait souplement en brillant sous le soleil bas. Les gens suivirent des yeux ses reflets écarlates qui s'estompaient peu à peu dans la brume des champs. Ils savaient que ce sabre, à la poignée remplie de plomb, avait dû couper un corps en deux – de l'épaule jusqu'au bas-ventre – avant de s'encastrer dans le cuir. Et ces deux moitiés avaient glissé dans l'herbe piétinée, chacune de son côté.

Elle vit aussi les chevaux morts qu'on retirait des puits. Et les nouveaux puits qu'on creusait dans la terre grasse et lourde. Les rondins de la cage que les paysans descendaient au fond de la trouée sentaient le bois frais.

Elle vit un groupe de villageois qui, sous la direction d'un homme en veste de cuir noire, tiraient une grosse corde enroulée autour de la coupole d'une église, autour de la croix. Les craquements répétés semblaient attiser leur enthousiasme. Et dans un autre village, très tôt le matin, elle aperçut une vieille, agenouillée devant un bulbe d'église projeté entre les tombes d'un cimetière sans clôture, ouvert dans la sonorité fragile des champs.

Elle traversa des villages déserts dont les vergers regorgeaient de fruits trop mûrs qui tombaient dans l'herbe ou se desséchaient sur les branches. Elle séjourna dans une ville où un jour, au marché, un vendeur mutila un enfant qui avait essayé de lui voler une pomme. Tous les hommes qu'elle rencontrait semblaient ou bien se ruer vers un but inconnu, en assiégeant les trains, en s'écrasant sur les embarcadères, ou bien attendre, on ne savait pas qui – devant les portes fermées des boutiques, à côté des portails gardés par des soldats et, parfois, tout simplement au bord de la route.

L'espace qu'elle affrontait ne connaissait pas de juste milieu: l'incroyable entassement humain cédait tout à coup la place à un désert parfait où l'immensité du ciel, la profondeur des forêts rendaient la présence de l'homme impensable. Et ce vide, sans transition, débouchait sur une bousculade féroce de paysans qui pataugeaient sur cette rive argileuse d'un fleuve gonflé par les pluies d'automne. Oui, Charlotte vit aussi cela. Ces paysans en colère qui, avec de longues perches, repoussaient une barge d'où montait une interminable plainte. On voyait des silhouettes qui, de son bord, tendaient leurs mains décharnées en direction de la berge. C'étaient les malades du typhus, abandonnés, et qui dérivaient sur leur cimetière flottant depuis plusieurs jours. À chaque tentative d'accoster, les riverains se mobilisaient pour les en empêcher. La barge reprenait sa navigation funèbre, les gens mouraient, à présent aussi de faim. Bientôt, ils n'auraient plus la force de tenter une escale, et les derniers survivants, réveillés un jour par le bruit puissant et régulier des vagues, verraient l'horizon indifférent de la Caspienne…

À l'orée d'un bois, par une matinée scintillante de givre, elle vit des ombres suspendues aux arbres, les rictus émaciés des pendus que personne ne pensait enterrer. Et très haut, dans le bleu ensoleillé du ciel, un vol d'oiseaux migrateurs se fondait lentement, accentuant le silence par l'écho de leurs cris élevés.

Le souffle lourd et syncopé de ce monde russe ne la terrifiait plus. Elle avait tant appris depuis son départ. Elle savait qu'il était pratique, dans un wagon ou sur une télègue, de tenir un sac bourré de paille avec quelques cailloux tout au fond. C'est lui que les bandits arrachaient dans leurs raids nocturnes. Elle savait que la meilleure place sur le toit d'un wagon était celle près du trou de la ventilation: c'est à cette ouverture qu'on accrochait les cordes qui permettaient de descendre et de remonter rapidement. Et quand, par bonheur, elle trouvait une place dans un couloir bondé, il ne fallait pas s'étonner de voir un enfant apeuré que les gens tassés sur le sol se transmettaient les uns aux autres en direction de la sortie. Ceux qui se recroquevillaient près de la porte allaient l'ouvrir et tiendraient l'enfant au-dessus du marchepied, le temps qu'il fasse ses besoins. Ce transfert semblait plutôt les amuser, ils souriaient, attendris par ce petit être qui se laissait faire sans mot dire, émus par son envie si naturelle dans cet univers inhumain… Aucune surprise non plus, lorsque à travers le martèlement des rails, dans la nuit, un chuchotement perçait: on se communiquait la mort d'un passager enfoui dans l'épaisseur des vies confondues.