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La ville aux avenues bordées de marronniers se transforma en une fine paillette d'or qui brillait dans son regard sans que personne ne s'en rendît compte. Charlotte discernait son éclat même dans le reflet de cette belle broche sur la robe d'une jeune demoiselle au sourire capricieux et hautain – elle était assise dans un beau fauteuil, au milieu d'une grande pièce aux meubles élégants, aux rideaux de soie sur les fenêtres.

– La raison du plus fort est toujours meilleure, déclamait la jeune personne d'une voix pincée.

– … est toujours la meilleure, rectifiait discrètement Charlotte et, les yeux baissés, ajoutait: Il serait plus correct de prononcer «meilleure» et non «meillaire». Meill-eu-eure…

Elle arrondissait les lèvres et faisait durer ce son qui se perdait dans un «r» velouté. La jeune déclamatrice, mine renfrognée, se remettait à réciter:

– Nous Talions vous montrer tout à l'heure…

C'était la fille du gouverneur de Boïarsk. Charlotte lui donnait des leçons de français chaque mercredi. Elle avait d'abord espéré devenir l'amie de cette adolescente très soignée, à peine plus âgée qu'elle. À présent, n'espérant plus rien, elle s'appliquait tout simplement à faire un bon cours. Les rapides coups d'œil méprisants de son élève ne l'atteignaient plus. Charlotte l'écoutait, intervenait de temps à autre, mais son regard plongeait dans le scintillement de la belle broche d'ambre. Seule la fille du gouverneur était autorisée à porter, à l'école, une robe au col ouvert avec cette parure au milieu. Consciencieusement, Charlotte relevait toutes les erreurs d'accent ou de grammaire. De la profondeur dorée de l'ambre surgissait une ville aux beaux feuillages d'automne. Elle savait qu'il lui faudrait supporter durant toute une heure les petites grimaces de cette grande enfant dodue superbement habillée, puis au coin de la cuisine recevoir, des mains d'une femme de chambre, son paquet, les restes d'un déjeuner, et dans la rue attendre une bonne occasion pour se trouver seule face à la pharmacienne et murmurer: «Le médicament de madame Lemonnier, s'il vous plaît…» Une petite bouffée d'air chaud volée dans la pharmacie allait vite être chassée de son manteau par le souffle glacial des terrains vagues.

Quand Albertine apparut sur le perron, le cocher haussa les sourcils et se releva de son siège. Il ne s'y attendait pas. Cette isba au toit affaissé et couvert de mousse, ce perron vermoulu envahi d'orties. Et surtout dans cette bourgade aux rues ensevelies sous le sable gris…

La porte s'ouvrit et, dans son cadre déformé, surgit une femme. Elle portait une longue robe d'une coupe très élégante, une robe que le cocher avait vue uniquement sur les belles dames qui sortaient du théâtre, le soir, en plein centre de Boïarsk. Ses cheveux étaient rassemblés en un chignon – un chapeau ample le couronnait. Le vent printanier ondulait le voile rejeté sur les larges bords gracieusement recourbés.

– Nous allons à la gare! dit-elle et étonna encore plus le cocher par la sonorité vibrante, et très étrangère, de sa voix.

– … À la gare, répéta la fillette qui l'avait hélé tout à l'heure dans la rue. Elle, elle parlait très bien russe, avec un brin d'accent sibérien…

Charlotte savait que l'apparition d'Albertine sur le perron avait été précédée d'un long et douloureux combat, entrecoupé de plusieurs rechutes. Comme la lutte de cet homme qui se débattait au milieu des glaces, dans une trouée noire, celui que Charlotte avait vu un jour, au printemps, en traversant le pont. Agrippé à une longue branche qu'on poussait vers lui, il rampait sur la pente glissante de la rive, s'étalait à plat ventre sur cette surface gelée, progressait centimètre par centimètre et tendait déjà sa main rouge en touchant celles des sauveteurs. Soudain, on ne comprenait même pas pourquoi, son corps tressaillait et se mettait à glisser, se retrouvant dans l'eau noire. Le courant l'entraînait un peu plus loin. Tout était à recommencer… Oui, comme cet homme.

Mais en cet après-midi d'été, plein de lumière et de verdure, seule la légèreté guidait leurs gestes.

– Et la grande valise? s'écria Charlotte quand elles furent installées sur les sièges.

– Nous allons la laisser. Il n'y a que de vieux papiers et tous ces journaux de ton oncle… Nous reviendrons un jour pour la récupérer.

Elles traversèrent le pont, passèrent à côté de la maison du gouverneur. Cette ville sibérienne semblait se déployer déjà comme dans un étrange passé où il était facile de pardonner en souriant…

Oui, c'est justement ce regard sans rancune qu'elles jetteraient sur Boïarsk installées de nouveau à Paris. Et quand, en été, Albertine voudrait revenir en Russie (pour clore définitivement l'époque sibérienne de sa vie, penseraient ses proches), Charlotte se montrerait même un peu jalouse de sa mère: elle aurait aimé, elle aussi, séjourner une semaine ou deux dans cette ville peuplée désormais de personnages du passé et dont les maisons, leur isba entre autres, devenaient des monuments des temps anciens. Une ville où rien ne pouvait plus la blesser.

– Maman, n'oublie pas de regarder s'il y a toujours un nid de souris, là, près du poêle, tu te souviens? lança-t-elle à sa mère qui se tenait à la fenêtre baissée du wagon.

C'était en juillet 1914. Charlotte avait onze ans.

Sa vie ne connut pas de coupure. Simplement cette dernière parole («N'oublie pas les souris!») lui paraissait, avec le temps, de plus en plus stu-pide, enfantine. Il aurait fallu se taire et scruter ce visage à la fenêtre du wagon, se remplir les yeux avec ses traits. Des mois, des années passaient et la dernière réplique avait toujours la même résonance d'un bonheur niais. L'attente devenait l'unique temps de la vie de Charlotte.

Ce temps («en temps de guerre», écrivaient les journaux) ressemblait à un après-midi gris, un dimanche dans les rues désertes d'une ville de province: un coup de vent surgit soudain de l'angle d'une maison, soulève un tourbillon de poussière, un volet s'agite silencieusement, l'homme se fond facilement dans cet air incolore, disparaît sans raison.

C'est ainsi que disparut l'oncle de Charlotte – «tombé au champ d'honneur», «mort pour la France», selon la formule des journaux. Et cette tournure verbale rendait son absence encore plus déconcertante – comme ce taille-crayon sur sa table de travail, avec un crayon introduit dans le trou et quelques fins copeaux, immobiles depuis son départ. C'est ainsi que se vida peu à peu la maison de Neuilly – des femmes et des hommes s'inclinaient pour embrasser Charlotte et avec un air très sérieux lui disaient de se conduire bien.

Ce temps étrange avait ses caprices. Tout à coup, avec la rapidité sautillante des films, l'une de ses tantes s'habilla de blanc, se laissa entourer de parents qui se rassemblèrent autour d'elle avec la même hâte du cinéma d'époque, pour se diriger d'un pas alerte et saccadé à l'église où la tante se retrouva à côté d'un homme à moustache, aux cheveux lisses, huilés. Et presque aussitôt – dans la mémoire de Charlotte ils n'eurent même pas le loisir de quitter l'église – la jeune mariée se couvrait de noir et ne pouvait plus lever ses yeux alourdis de larmes. On aurait pu croire, tant le changement fut rapide, que déjà en sortant de l'église elle était seule, portait le grand deuil et cachait du soleil ses yeux rougis. Les deux journées n'en faisaient qu'une – colorée d'un ciel radieux, animée du carillon et du vent d'été qui semblait accélérer plus encore le va-et-vient des invités. Et son souffle chaud collait au visage de la jeune femme tantôt le voile blanc de mariée, tantôt le voile noir de veuve.

Plus tard, ce temps fantasque reprit sa marche régulière et fut rythmé par des nuits sans sommeil et un long défilé de corps mutilés. Les heures avaient maintenant la sonorité des grandes salles de classe dans ce lycée de Neuilly transformé en hôpital. Sa première connaissance d'un corps d'homme fut la vision de cette chair virile déchirée et sanguinolente… Et le ciel nocturne de ces années se chargea pour toujours de la monstruosité blafarde de deux zeppelins allemands entre les stalagmites lumineuses des projecteurs.