Il y avait tant de silence dans le crépuscule violet qu'on entendait dans une cuisine, par la fenêtre ouverte, le grésillement des pommes de terre dans une poêle. Olia pensa à celui dont elle avait ce matin si clairement ressenti la présence en ce monde. Et maintenant elle plongeait avec une joie calme dans les futurs soins de l'enfant, de ses petits vêtements, de sa nourriture. Sans savoir pourquoi, elle était sûre qu'elle aurait un garçon. Elle savait qu'elle l'appellerait Kolka, qu'elle vivrait avec lui à Borissov, qu'elle trouverait un emploi terne et monotone, et cette monotonie des journées grises et tranquilles dans le futur lui parut tout à coup un indicible bien.

Elle imagina comme il apprendrait la vie de son grand-père Ivan, sa vie à elle. Tout ce qui leur avait paru un écroulement fatal de leurs projets entrerait dans son esprit enfantin tel un conte, une sorte de légende familiale: le grand-père héros qui avait souffert dans sa vieillesse pour la vérité, la mère qui avait refusé de vivre à Moscou parce que la vie qu'on y mène est bruyante et même, à cause des voitures folles, dangereuse.

«Pour le moment je ne dirai rien à mon père, pensait-elle. Après le tribunal, quand il sera remis, je lui raconterai tout.»

Vitali Ivanovitch écoutait Olia sans l'interrompre. Son mutisme la confondait un peu. Elle parlait calmement, essayant d'être logique et convaincante. Vitali Ivanovitch pétrissait de la main son visage, hochant la tête, et lui jetait de temps en temps un regard clignotant et un peu lointain. Olia savait que dès les premiers mots il avait compris tout ce qu'elle allait lui raconter et que maintenant il attendait patiemment la fin de son récit. Les derniers mots, elle les prononça plus haut et sur un ton plus résolu:

– Vous savez, Vitali Ivanovitch, peut-être que c'est mon destin, ça. Finalement chacun porte sa croix, aux uns, Moscou, aux autres, Borissov…

Olia pensait qu'il se hâterait de la dissuader, se mettrait à la raisonner d'une façon plaisante et amicale: «Ecoute, c'est un caprice, ça te passera» ou au contraire à lui rappeler d'une voix sèche son devoir et ses responsabilités. Mais lui continuait à se frotter le visage, hochait la tête et ne disait rien. C'est seulement en entendant ses dernières paroles qu'il marmonna: «Oui, oui, le destin… le destin…» Puis, redressant son visage aux pommettes rougies, il dit:

– La nuit a été folle, le téléphone n'a pas arrêté de sonner. Je n'arrive pas à garder les yeux ouverts. Dès que je m'assois, je m'endors. Je te le dis parce que chacun porte sa croix, comme tu l'as si bien fait remarquer tout à l'heure.

Il eut un sourire las et distrait.

– Tu sais, mes études, je les ai commencées en philosophie; c'est ensuite que je me suis tourné vers le droit. Je me cherchais pour ainsi dire. Il me semblait toujours que quelque chose ne collait pas, que ce n'était pas… Quand je suis entré en philo, j'ai pensé que, tout de suite, je serais plongé dans les mystères insondables de l'existence. Bon, j'ouvre Aristote et lui, il raisonne: Pourquoi – pardon – l'urine de l'homme qui a mangé de l'oignon sent-elle l'oignon? Et le couronnement de la pensée philosophique, c'est le discours de Brejnev au dernier Plénum historique. Quand on est jeune, tout ça, ça blesse si fort! Maintenant, c'est ridicule même de se le rappeler. Nous avions un professeur, tu sais, de l'espèce de ces derniers Mohicans qui étaient encore diplômés de l'Université de Saint-Pétersbourg. Sous Staline, bien sûr, dans les camps. Les jeunes aiment ce type de professeurs. Alors moi, je me précipite vers lui:

– Voilà, Igor Valerianovitch. Je suis en pleine crise intellectuelle, une crise aussi profonde que celle de la philosophie bourgeoise. Je passe en droit. Je termine mes études et je vais sous les balles des bandits écraser la maffia de Rostov comme juge d'instruction.

Et évidemment je lui parle du destin, de la vocation, de la croix… Et ce vieux philosophe écoutait, écoutait, puis me dit:

– Et vous, distingué jeune homme, vous connaissez la parabole de la croix humaine?

– Non, lui dis-je. Jamais entendue.

– Alors, écoutez. Un homme portait sa lourde croix. Il la portait, portait, et finit par invectiver Dieu. Trop lourde, cette croix. Elle lui scie le cou, l'écrase, le courbe vers la terre. Il n'en peut plus. Dieu entendit ses lamentations et eut pitié.

– Bon, lui dit-il, suis-moi, malheureux. Il l'amène devant un énorme entassement de croix.

– Voilà, tu vois, tout cela, ce sont des destinées humaines. Jette ta croix et choisis-en une autre. Peut-être en trouveras-tu une plus légère.

L'homme se réjouit et se met à les essayer. Il en met une sur l'épaule. «Non, trop lourde. Plus lourde que la mienne.» Et il en prend une autre. Toute la journée il court autour de cette montagne de croix et n'arrive pas à en choisir une. Lourdes sont les croix humaines. Enfin vers le soir il en trouve une.

– Voilà, dit-il, celle-ci est plus légère que les autres. Ce n'est pas une croix, c'est un vrai plaisir.

Et Dieu sourit:

– Mais celle-là, c'est ton ancienne croix, c'est celle que tu as jetée ce matin…

Et voilà l'histoire. Moi, bien sûr, j'approuve le professeur et en moi-même je pense comme toi maintenant peut-être: «Toute théorie est grise, mon ami… [35]» Eh oui! Bon, concrètement, on va faire comme ça, Olia. Quand est-ce que tu as ton congé? En octobre? On va l'avancer au mois de juillet. Tu auras le temps de réfléchir comme il faut. De choisir une croix plus légère…

Ivan fut jugé au début du mois de juillet dans le petit immeuble laid du tribunal d'arrondissement d'où l'on voyait la Moskova et les grands bâtiments des quais. C'était une vieille petite bâtisse d'un étage, les escaliers étaient usés et les salles d'audience pleines de poussière. Dans le couloir obscur s'alignaient des portes capitonnées de moleskine noire. Quand l'une d'elles s'ouvrait, on pouvait entrevoir de sombres rayonnages encombrés de dossiers épais, un bureau recouvert de paperasses et, dans un coin, une bouilloire sur un réchaud électrique. Dans les rues ensoleillées et bruyantes il était difficile d'imaginer qu'à deux pas pouvait exister un pareil endroit, terne et silencieux, et des gens qui préparent le thé sur un réchaud, dans cette demi-obscurité somnolente.

À une heure de l'après-midi, on fit entrer Ivan dans l'une des salles où des chaises branlantes étaient disposées en rangs mal alignés. Sur une petite estrade se dressait le bureau du juge et de ses assesseurs; sur le devant du bureau était ajusté l'emblème de l'Union soviétique. Derrière une rampe en bois on voyait le banc des accusés. La rampe avait été griffée par des centaines de mains: des rayures, des croix, des dates, des initiales… De chaque côté du bureau du juge se trouvaient les tables plus petites du procureur et de l'avocat.

À une heure de l'après-midi, Ivan entra dans cette salle, accompagné de deux miliciens, et trois heures plus tard, on l'en sortit, mort.

Dans la salle, la fenêtre était entrouverte, mais on ne sentait pas la fraîcheur. Le soleil brillait, chaud et immobile. Ondoyant doucement, les flocons ouatés des peupliers pénétraient par la fenêtre.

Durant ces trois heures s'étaient produits des faits apparemment liés au procès, mais en même temps infiniment éloignés de lui. Il y avait beaucoup de monde. Les gens voulaient connaître tous les détails. Dans la salle, l'air était lourd et étouffant. Les uns s'éventaient avec un journal; les autres, en se tordant maladroitement, retiraient leur veste en faisant craquer les chaises. Deux femmes, au dernier rang, ne cessaient de bavarder, n'écoutant ni les réponses d'Ivan, ni le juge, ni les témoins. On ne comprenait pas pourquoi elles étaient venues là perdre leur temps dans une telle étuve.

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[35] «Mon bon ami, toute théorie est grise, mais vert et florissant est l'arbre de la vie.» Goethe, Premier Faust.