Au début du mois de juin on transféra Ivan en détention préventive. Pendant qu'il était à l'hôpital, Olia passait le voir presque chaque jour. Ils n'avaient pas grand-chose à se dire. Olia tirait de son sac les derniers journaux, des fruits, de la nourriture, s'informait de sa santé. Puis ils descendaient, s'asseyaient sur un banc devant un parterre qui répandait le parfum amer des calendulas orange.

Durant ces deux semaines, en empruntant de l'argent à droite et à gauche et en échangeant ses devises, elle régla les comptes avec la Beriozka. Elle téléphona à Alexeï. C'était tantôt le père, tantôt la mère qui décrochait et chaque fois on lui répondait poliment qu'Alexeï n'était pas là. La mère ajoutait: «Tu sais, Olietchka, il prépare en ce moment le Festival de la jeunesse. Il est parti en France régler quelques problèmes au sujet de la composition de la délégation.» Olia remerciait et raccrochait.

Parfois elle était envahie par un désir douloureux dans son irréalité: comme l'enfant qui a cassé une tasse, elle voulait revenir en arrière, tout rejouer pour que la tasse ne glisse pas des mains, pour qu'il n'y ait pas ce silence sonore et irrémédiable. Mais même ce regret douloureux disparut.

Avec un étonnement incrédule elle vit qu'elle commençait à s'habituer à cette situation qui, il y avait quelque temps encore, lui avait paru inconcevable. Elle s'habituait à ce parterre orange, à ce vieil homme maigre qui dans l'étouffement fade de sa chambre allait à sa rencontre, aux regards curieux et impitoyables dans les couloirs du Centre. Et que rien n'eût changé radicalement lui paraissait inquiétant.

Il faisait très chaud à Moscou à la fin du mois de mai. Parfois, par les fenêtres ouvertes du Centre, on entendait la longue et lente sirène d'un navire venant de la Moskova. Il semblait que l'on sentît même l'odeur chaude et vaseuse, l'odeur des planches humides de l'embarcadère chauffé par le soleil. Et le soir, dans les feuillages touffus, les réverbères bleuissaient déjà comme en été. Au restaurant, au milieu de l'odeur dense des plats épicés et des parfums, tintait avec une fraîcheur agréable une petite cuillère ou un couteau.

Svetka consolait Olia comme elle pouvait. Mais elle s'y prenait maladroitement tant elle était heureuse elle-même à ce moment-là. Son Volodia lui avait envoyé peu avant sa photo souriante et une lettre où il lui promettait de venir pour tout un mois en permission. Sur la photo on voyait très bien deux grandes étoiles à ses épaulettes.

– Non, si Gorbatchev n'arrête pas en Afghanistan, commentait-elle, c'est sûr que Volodia reviendra avec ses trois étoiles de colonel. Evidemment, là-bas pour lui ce n'est pas drôle. Mais est-ce que c'est mieux ici? Il serait depuis longtemps dans une garnison au diable, quelque part à Tchoukotka… Ah! vivement le mois d'août! On filera en Crimée, on louera une petite baraque près de la mer. Au moins il bronzera normalement. Tu sais, la dernière fois qu'il est venu… La tête comme un nègre, seulement les dents qui brillaient… et le reste tout blanc!

Elle se rattrapait, honteuse de sa joie:

– Écoute, Olia, il ne faut pas t'en faire. Ton père, de quoi peuvent-ils l'accuser? Seulement une bagarre, et à la rigueur ils ajouteront l'état d'ivresse. Il aura un an avec sursis, au bout du monde… Quant à ton diplomate, ne t'en fais pas. Les hommes, tu sais, c'est toujours comme ça.

Un de perdu, dix de retrouvés. Tiens, à son retour Volodia te fera connaître un de ses amis de régiment. Et peut-être même ton diplomate te reviendra. Bien sûr, son père et sa mère l'auront dressé contre toi. Tout se calmera et s'oubliera. Et s'il ne revient pas, qu'il aille au diable! Tiens, souviens-toi de Katioukha qui travaillait avec les States. Elle a épousé un type de ce genre. Et lui, il l'embêtait tout le temps. «Tu n'as pas, disait-il, d'intuition esthétique, de perception du style. Tu n'es pas capable de distinguer Bonnard de Vuillard…» Toute cette élite artistique se rassemblait chez eux, se vautrait dans les fauteuils, dégustait de la Veuve Cliquot et «distinguait»… Elle, tu te souviens, c'est une fille nature. Un jour, elle en a eu assez de toutes ces pimbêches historiennes de l'art et de ces types à voix aiguë. Ils parlaient justement de Picasso. Et elle, tout d'un coup, elle a lâché cette devinette marrante: «Quelle différence y a-t-il entre Picasso et la reine d'Angleterre?» Oui, c'est une histoire écu-lée. On te l'a racontée déjà cent fois: «Picasso n'a eu qu'une fois dans sa vie une période bleue, et la reine, tous les mois… Eh oui, elle a le sang bleu!» Tu vois d'ici la tête qu'ils ont faite, tous ces intellectuels! Son mari a explosé: «Ce n'est pas seulement une obscénité – j'en ai l'habitude. C'est un sacrilège!» Les idiots, ils auraient mieux fait de rire au lieu de jouer les constipés. Katioukha n'a pas encaissé et leur a jeté: «Des barbouillages, votre Picasso! Un marchand, et rien d'autre. Il a bien compris que la demande, c'est ce genre de vomissure – ça vous plaît – et il a vomi…» Quel charivari! Les femmes foncent dans le couloir, mélangent leurs visons. Les hommes piaillent: «Le complexe d'Erostrate!» Son cher mari pique une crise d'hystérie… Il a déjà introduit le divorce, le salaud. Il lui donnait des leçons sans arrêt: «La vie est un acte esthétique…» Et lui, il se faisait des piqûres contre l'impuissance. L'esthète!

Elles bavardaient jusqu'au crépuscule, comme au bon temps d'autrefois. Et comme autrefois venait de temps en temps les voir Ninka la Hongroise. Elle aussi se mettait à consoler Olia, lui racontait les sombres histoires de ses nombreux naufrages, ses espoirs déçus et la noire ingratitude humaine… Mais elle aussi dissimulait mal sa joie: au mois de juin elle ferait sa dernière tournée au bord de la mer Noire. En octobre elle se marierait et fonderait, comme elle disait elle-même en riant, «une famille soviétique modèle».

Oui, tout restait comme avant. Rien ne changeait. Si, peut-être, une seule chose. Maintenant, quand elle rentrait du travail, elle constatait avec dépit que son visage était comme couvert d'un masque poisseux. Elle se précipitait à la salle de bains pour s'en libérer en se frottant les joues. Elle essayait de se rassurer: «Je cours comme une folle ces temps-ci. Et avec cette chaleur…» Elle se souvenait comme Svetka, après le travail se hâtait vers la salle de bains en lui lançant sans s'arrêter: «Attends, Olietchka, on parlera après. Laisse-moi changer de visage.»

Olia comprit qu'il ne s'agissait pas seulement de fatigue et de chaleur.

Avant les congés d'été, il y avait beaucoup de travail au Centre. Il arriva même à Olia de ne pas rentrer à la maison trois jours de suite. Elle passait les nuits au Centre. Dans la journée elle assistait aux entretiens commerciaux et le soir jouait son spectacle habituel au restaurant. Pendant ces trois jours elle n'avait pas eu une seule minute pour aller voir son père à l'hôpital.

Un matin, quand elle put s'y rendre, il l'attendait avec une impatience joyeuse et inquiète. Ils s'installèrent sur leur banc habituel, devant le parterre. Ivan alluma une cigarette. Puis, l'écrasant rapidement, il parla d'une voix sourde. Olia, en entendant cette voix feutrée, eut un frisson intérieur. Elle pensa que son père allait lui poser des questions sur son travail, sur sa vie ou – ce qui serait pire encore – essayer de se justifier. Ivan parla d'autre chose.

– Tu sais, Oliouch, c'est très bien que tu sois venue aujourd'hui. Demain on me fait mes papiers de sortie et on me transfère en détention préventive. Je voudrais te remettre quelque chose. Garde-le et cache-le quelque part. J'ai peur qu'on me l'enlève à la fouille.

Ivan desserra les doigts – dans le creux de sa main brillait l'Étoile d'or.

Olia retourna à la maison dans un autobus brinquebalant et à moitié vide. Il roulait sur l'autoroute périphérique. D'un côté on voyait les nouveaux immeubles en béton, plantés dans l'argile labourée. De l'autre, des champs voiles d'une verdure transparente. Olia était assise, le visage tourné vers la fenêtre pour qu'on ne voie pas ses larmes. Elle s'était mise à pleurer quand, en ouvrant son sac, elle avait vu tout au fond, là où se perdaient d'habitude tantôt les clefs, tantôt le rouge à lèvres, l'Etoile d'or. «Cela, c'est toujours sa vie, pensait-elle avec une tendre amertume. Il croit qu'il y a encore des gens pour se souvenir de cette guerre lointaine, de cet amour sur le front… Ils sont tous comme des enfants. Toute une génération de grands enfants trompés. Pourvu qu'il ne sache rien sur moi! Pourvu qu'il ne sache rien!»