– Liouda, appelle le milicien de garde!

– Moi, avec ces mains-là, cria Ivan, j'ai chargé une montagne d'obus. Moi…

Il resta sans parole et lâcha un rire comme un aboiement. La douleur lui arrachait les yeux. Mais, à travers son hébétude gluante, il comprit tout à coup clairement: «Tout cela, c'est de la foutaise. Je ne suis qu'un pithécanthrope pour eux. Qu'est-ce que je leur raconte avec ces foutus obus…!» Et dans le même rire, à travers le magasin, il cria aux étrangers stupéfaits:

– Vous autres, écoutez-moi bien! Moi, j'ai versé pour vous des tonnes de sang, salauds! Moi, je vous ai sauvés de la peste brune, ah! ah! ah!…

Le milicien entra. Trapu, le visage épais, sur le front la marque rouge et humide laissée par la casquette.

– Vos papiers, s'il vous plaît, citoyen.

– Mes papiers, les voilà.

Ivan tapa sur son Étoile d'or. Une trace de sang resta sur son imperméable. Sa paume avait été entaillée par un éclat de vitre.

Le milicien essaya de le prendre par le coude.

– Il va vous falloir venir au poste.

Ivan d'un mouvement brusque libéra son bras, le milicien chancela; on entendit sous ses chaussures le crissement du verre. Des mains de l'un des Suédois qui observaient la scène avec surprise, la balalaïka glissa. Elle tomba sur les dalles de marbre et poussa un gémissement lamentable. Tout le monde se figea dans une posture indécise et muette.

– Attends, Liocha, murmura la vendeuse au milicien. Je vais d'abord reconduire les étrangers.

À cet instant entrèrent à la Beriozka deux Japonais vêtus presque de la même manière. On aurait pu les prendre pour des jumeaux si l'un d'eux n'avait pas été un peu plus grand. Des costumes sombres et officiels, des cravates au léger scintillement.

Souriants, ils s'approchèrent de la vitrine et comme s'ils ne remarquaient ni la vitre brisée, ni le milicien, ni même le vieillard à la main ensanglantée, ils se mirent à parler dans un anglais mélodieux. La vendeuse, secouant sa torpeur, leur tendit un long étui en cuir noir. Ivan les regardait, presque envoûté. Il sentait que la vie, semblable à la lentille d'eau dérangée par une pierre, allait de nouveau retrouver cet équilibre policé qui lui était si étranger.

Les Japonais, ayant réglé leur achat, se dirigèrent vers la sortie; le milicien fit un pas vers Ivan, écrasant un éclat grinçant. Ivan alors empoigna une statuette posée sur le comptoir et se jeta à leur poursuite. Les Japonais se retournèrent. L'un d'eux eut le temps d'esquiver le coup. L'autre, percuté par Ivan, s'écroula sur les dalles.

Ivan frappait en aveugle sans réussir à les toucher vraiment. Ce qui effrayait, c'était son cri et son imperméable maculé de sang. Les Suédois se précipitèrent vers la porte, en glapissant et se poussant les uns les autres. Les doigts d'Ivan, en frappant, lâchèrent une figurine d'ourson olympique en bronze qui fit voler en éclats la devanture vitrée. Ce genre de souvenir ne s'était pas vendu pendant les Jeux, personne ne voulant se charger d'un tel poids. Toute la série avait été envoyée en province; celui-là seul était resté. Les vendeuses s'en servaient comme presse-papier sur le comptoir…

Almendinger vint à la Beriozka peu avant la fermeture. Il était content de connaître si bien Moscou, de pouvoir y arriver non par la rue Gorki, mais en suivant les petites ruelles ombragées. L'une d'elles lui plaisait particulièrement. Elle était calme, presque déserte. On longeait le vieux bâtiment en brique d'une manufacture de tabac. Derrière ses murs on entendait le bruit sourd et régulier des machines. L'odeur un peu arrière du tabac coulait tout au long de la ruelle.

«Je vais maintenant oublier tout cela petit à petit, pensait Almendinger. Tous ces chiffres, ces numéros de téléphone moscovites, toutes ces ruelles tortueuses… Et aussi cette odeur. Cela sera précisément une occupation jusqu'à la mort – oublier…»

La vitrine latérale, dans la Beriozka, était protégée par un cordon tendu entre deux chaises. Les vendeuses discutaient à mi-voix. Almendinger ne saisit que «Fou… complètement fou…» Derrière le comptoir travaillait un vitrier. Penché sur la table, il traçait dans un crépitement sec une longue rayure avec son diamant. Puis, dans un bref tintement musical, il rompit la vitre.

Almendinger sourit et demanda à la vendeuse de lui présenter une petite montre de femme en or. «Peut-être vaudrait-il mieux acheter un collier ou un bracelet, par exemple celui-ci, en argent, avec des améthystes et des émeraudes? Bien sûr, ce serait beaucoup plus simple de lui demander ce qu'elle préfère. Mais que faire? Je deviens vieux… C'est tentant déjouer les Santa Klaus ou plutôt les Monte-Cristo du troisième âge…»

Après une belle matinée, le soleil se cacha et le soir fut gris, mais comme toujours en cette saison, lumineux et étrangement spacieux. A la sortie, Almendinger tourna à gauche, entra dans un square aménagé sur une place à l'air un peu provincial. Au centre du square s'élevait une immense colonne de bronze couverte d'un entrelacs de lettres russes et géorgiennes – le monument en l'honneur de l'amitié entre les deux peuples. Il s'assit sur un banc et, avec un plaisir incompréhensible, se mit à regarder les gens, les longs bus qui, avec une souplesse fatiguée, contournaient le square. Il surprenait des gestes et des bribes de conversation, sans aucune importance pour lui et, en raison de cela, si attrayants.

Non loin de là, il y avait un magasin de chaussures. Les gens emportaient leurs cartons, encore tout échauffés par la bousculade et la joie d'un achat. Une femme s'assit sur le bord du banc, près de lui, et enlevant ses vieux escarpins éculés, mit ceux qu'elle venait d'acheter. Elle tourna et retourna son pied, l'examinant de tous côtés, puis se leva, piétina sur place – ne sont-ils pas trop étroits? – et se dirigea vers le bus. De dessous le banc les vieilles chaussures abandonnées pointaient leur nez.

Almendinger se rendit compte qu'il tenait toujours dans la main le petit paquet de la Beriozka. Il ouvrit sa serviette et glissa l'achat dans une pochette en cuir. Il vit les liasses de papier, les dossiers bien rangés et sourit. Un passant éméché s'approcha et lui demanda:

– Dis, l'ami, tu n'aurais pas des allumettes?

Souriant toujours, Almendinger lui tendit un briquet. Quand, après quelques tentatives, l'homme alluma sa cigarette et, bredouillant un «merci, l'ami, tu m'as dépanné», voulut rendre le briquet, Almendinger n'était déjà plus là. Déjà il marchait en direction de la ruelle aux odeurs de tabac amer.

Ivan resta longtemps à l'hôpital, se remettant lentement de la crise cardiaque qui l'avait frappé dans la voiture de la milice. L'enquête suivait son cours. Il n'y avait pas de lourdes charges contre lui. Et pourtant l'histoire restait ennuyeuse, L'ambassade envoya une note au ministère des Affaires étrangères. Dans un journal suédois parut un article: «Un hold-up manqué dans une Beriozka de Moscou.» «Radio Liberté», dès le lendemain, relatait les faits en citant les noms exacts de tous les participants. Tout le monde savait que cette histoire se transformerait bientôt en une de ces anecdotes piquantes qu'on raconte au cours des cocktails diplomatiques: «Vous savez, ça s'est passé dans la Beriozka même. Et par-dessus le marché, un Héros de l'Union soviétique! Une Étoile sur la poitrine… Mais non, il a eu son expertise. Psychiquement, un homme absolument normal… Vous avez raison. C'est peut-être ce qu'on appelle le syndrome de la Vieille Garde. Vous avez entendu ce qu'a dit Smirnov à ce sujet? Une vraie perle! C'est lui qui a dû étouffer tout cela. Quand on l'a mis au courant, il a hoché la tête et bougonné: "Oui, les Vétérans gardent longtemps leur jeunesse d'âme…" Et à propos, vous savez, la fille du Vétéran… Oui, oui… Et encore un détail tout à fait piquant…»