Notre appel avait été entendu. Déjà l'Afrique secouait les chaînes de l'esclavage, comme disait notre moniteur.

– Vous devez vous préparer à défendre ces peuples épris de liberté contre la mainmise de l'impérialisme américain, ajoutait-il, nous regardant dans les yeux à tour de rôle.

Aussi la chanson la plus chantée cet été-là était-elle bien accordée à la lutte que nous attendions, brûlants d'impatience:

De Moscou jusqu'aux îles Britanniques
L'armée Rouge est la plus héroïque…

Toi, tu rêvais d'apprendre «la langue africaine». Car notre lutte serait ainsi beaucoup plus efficace. Moi, je m'y préparais autrement: j'enlevais mes sandales et je marchais, pieds nus, sur les aiguilles de pins, la pierraille, le sable chaud… Et quand, après une marche, il nous arrivait d'entendre dans la cour la douce nostalgie du tourne-disque chantant La Havane , pays d'azur, nous haussions les épaules avec dépit. De quel azur pouvait-on parler tant que le croc jaunâtre de la Floride menaçait l'île de la Liberté?

Nous avions, en somme, beaucoup de bonté naïve et spontanée, le besoin d'aider, de secourir, de nous montrer généreux. Un élan tout naturel et proportionnel au dénuement dans lequel nous vivions. Cet élan pouvait être manipulé, dirigé vers un but précis. Le mécanisme de cette manipulation était depuis longtemps rodé. Mais le savions-nous?

La nuit, il nous arrivait parfois de monter la garde ensemble dans le camp. Nous faisions d'abord quelques tours au milieu des tentes endormies, puis nous ranimions le feu et nous nous plongions dans nos occupations silencieuses. A défaut d'un manuel de langue africaine, tu apprenais l'alphabet morse. Moi je me soignais la plante des pieds, j'enlevais les échardes et appliquais sur les écorchures des feuilles de plantain.

Ensuite, pour ne pas nous endormir, nous prenions chacun notre instrument et nous entamions un duo muet. Sans approcher le clairon de mes lèvres j'y soufflais doucement. On percevait un écho à peine audible, mais très profond et nuancé. Comme si, au bout du monde, un saxophoniste fatigué coulait dans l'air nocturne la paresse d'un slow interminable. Tu caressais des doigts la peau du tambour, et ce frôlement sec cadençait la mélodie fatiguée du saxophoniste, nous faisait vivre au rythme de cette nuit dont inconsciemment on devinait l'existence. Nous ne nous disions rien dans ces moments-là. Nous regardions la braise rougeoyante et, les yeux mi-clos, suivions les inflexions de la musique inconnue qui naissait en nous…

Oui, cet été nous apporta bien des choses extraordinaires. Même les habitudes des joueurs de dominos changèrent. Nous remarquions maintenant que souvent leurs plaques étaient délaissées en un petit tas inutile. Et eux, ils parlaient. Ils discutaient fort. Les noms de Staline, de Khrouchtchev, de Joukov, de Castro fusaient et retombaient avec autant de fracas que leurs plaques autrefois.

– Il en a fait crever vingt millions!

– Il a gagné la guerre!

– Sans Joukov, il n'aurait rien gagné du tout!

– Et les camps!

– Et le maïs!

– Et l'ordre!

Le ton montait. Les voix s'échauffaient.

– Moi! Quatre ans dans les tranchées, en première ligne! Et toi, tu ne sais pas par quel bout on charge un fusil!

– Doucement, héros! Je l'ai terminée à Berlin, la guerre!

– Hé-hé, à Berlin… A l'intendance, le cul dans une marmite!

Enfin le mot de «Crevasse» brisait la symphonie communautaire du soir.

– Écoute, on va y aller, Piotr, disait Iacha à mon père assis près de lui dans son renfoncement. On va jouer une partie ou deux…

Pendant ces longues soirées, la vieille balançoire poussait des gémissements plus que jamais langoureux. Et nous, farouchement envieux, nous suivions le large va-et-vient de sa planche. Sur sa surface instable, debout, les mains serrant les cordes, ils s'envolaient ensemble dans le ciel, Elle et Lui. Liochka le Japonais qu'on appelait ainsi pour ses yeux légèrement bridés et Zoïka qui apportait presque chaque semaine ses souliers aux talons cassés à mon père. Ces deux-là étaient les plus crânes, les plus insensés de la cour. Les babouchkas les blâmaient par acquit de conscience:

– Est-ce qu'une fille qui se respecte volerait comme cela, la jupe en l'air? On dirait un parachutiste!

Mais c'était de bonne guerre, sans méchanceté.

Zoïka s'élançait. Le gémissement atteignait une intensité insoutenable. La chevelure de la fille, projetée vers le ciel, s'embrasait dans le soleil bas. Et nous, fascinés, nous contemplions ses hauts talons qui dérapaient légèrement sur la planche, risquant de se décoller pour de bon. Et aussi ses longues jambes qui se découvraient jusqu'à des limites vertigineuses. Ses yeux heureux, éblouis par le soleil qui avait déjà quitté la cour.

Liochka le Japonais la regardait autrement. Avec un sourire fin et mystérieux, la prunelle de ses yeux étroits rieuse et perçante. Lui, en arrivant au sommet, pliait les genoux avec entrain et poussait sa compagne encore plus haut, à la poursuite des rayons du couchant.

Comme nous étions jaloux! Dans six ou sept ans, nous disions-nous, nous serions comme lui, nous nous envolerions au-dessus de la cour pour qu'une jeune fille se transforme en ce parachute à la chevelure flamboyante! Pour le moment nous nous contentions de sentir notre cœur s'envoler avec les talons tressautants et dégringoler dans une apesanteur bienheureuse.

Et puis nous avions nous aussi notre part de griserie, plus accessible pour notre âge. Nous traversions un terrain vague, puis un autre, plus petit et encombré de vieilles ferrailles rouillées et nous descendions un raidillon. Déjà dans la descente nous sentions l'odeur forte du goudron et celle, un peu aigre, du charbon. L'odeur du chemin de fer. Nous grimpions sur une barrière en béton envahie de gigantesques orties et attendions.

Les trains passaient à toute vitesse et nous arrivions rarement à déchiffrer leur destination. Mais parfois, lorsque dans le crépuscule chaud s'allumait au loin un œil rouge, le train s'immobilisait. Nous examinions les wagons avec avidité. Derrière les vitres une vie tout à fait étrangère à notre présence se déroulait dans l'intimité calfeutrée des compartiments. Quelqu'un faisait son lit, un autre ouvrait une bouteille d'eau minérale. On buvait du thé, on lisait, on marchait à travers le couloir, une serviette jetée autour du cou. Toutes ces personnes qui semblaient ne pas avoir la moindre idée de l'existence de notre cour nous intriguaient.

Un jour, devant la fenêtre baissée nous vîmes un jeune officier et une jolie femme dont, visiblement, il venait de faire la connaissance. Dans le silence du soir on entendait bien leurs voix. L'officier parlait avec une désinvolture très cavalière en faisant de larges gestes arrondis dans l'air. La femme le regardait avec un émerveillement évident.

– En revanche, disait-il en haussant les sourcils, quand vous avez réussi à redresser votre avion après un piqué, là, je peux vous dire, vous ressentez une sacrée…

La locomotive rugit, le train s'ébranla. Les dernières paroles de l'officier se perdirent dans le martèlement des roues. Nous étouffâmes un soupir de regret.

– Leningrad-Soukhoumi, déchiffra l'un d'entre nous sur une plaque d'émail, puis, quand le dernier wagon disparut dans la brume chaude au-dessus des rails, il répéta rêveusement: «Soukhoumi… Ça, ça doit être quelque chose!»

Nous partagions son avis, imaginant ce fabuleux Soukhoumi comme une ville de l'été éternel, habitée par des officiers imposants et des jolies jeunes femmes qu'on séduit grâce au récit d'une attaque en piqué.

Mais l'événement le plus remarquable de cet été extraordinaire se produisit au milieu même de notre cour.