– Dis donc, mais Zoïka s'est de nouveau cassé le talon! Celle-ci ne pense qu'à se déhancher dans les bals… Tiens, Egorytch se prépare à l'hiver, il a apporté ses gros tout-terrain. Il est prévoyant, celui-là…

Une autre queue, moins longue, était formée par les chaussures réparées. Avec leur épaisse semelle neuve elles avaient un aspect robuste et décidé.

C'est grâce à cette rangée de chaussures attendant leurs propriétaires que pour la première fois de ma vie, de façon bizarre et un peu comique, je pris conscience de la complexité et de la fragilité du monde au-delà du triangle de notre cour…

Un jour, je distinguai dans l'alignement une paire de souliers d'homme qui avaient l'air bien plus élégant que leurs solides voisins. À l'intérieur on voyait encore la trace d'une empreinte dorée, les lacets étaient inhabituellement ronds et tissés. J'avais bien envie de voir l'inconnu qui viendrait pour les récupérer. Mais il tardait. Ses souliers furent devancés par les autres, relégués dans un coin. Mon père, plutôt par égard pour leur élégance ternie, leur donnait de temps à autre un coup de brosse. Le propriétaire ne venait toujours pas. Il ne viendrait jamais. Et moi, pour la première fois je ressentis l'angoissante profondeur des villes, des espaces où l'homme pouvait se fondre, disparaître comme cela en laissant ses souliers dans le petit débarras d'un appartement communautaire inconnu…

Aux talons des chaussures mon père clouait des petits fers en forme de croissant de lune. Sur les trottoirs ils faisaient un bruit sonore et presque mélodieux. Il arrivait aux habitants de nos trois maisons de se reconnaître grâce à ce bruit dans les rues de Leningrad où ils se rendaient de temps en temps pour faire leurs provisions. Tout à coup, à travers le piétinement uniforme sur la Nevski, on entendait ce tintement inimitable, on se retournait, on levait les mains au ciel, on s'exclamait:

– Ah! mais ce sont les nôtres, de Sestrovsk!

On s'embrassait comme si on ne s'était pas vus depuis des années…

… Ma mère finissait le repassage, tu te levais, nous souhaitais bonne nuit et tu t'en allais. Moi, je me retirais derrière la paroi en contre-plaqué, dans le coin, où était installé mon lit étroit. Au-dessus, à un clou, était suspendu mon clairon. J'entendais la voix étouffée de ma mère qui, s'arrêtant au seuil du débarras, parlait à mon père. Je l'imaginais très bien – assis sur un tabouret calé contre le mur, une grosse aiguille enfoncée dans le grand nœud d'une jambe de son pantalon, un soulier planté sur un pied de fonte.

Un soir, sortant de mon coin, je vis ma mère qui se tenait à la porte du petit débarras. Elle ne disait rien, ne bougeait pas, regardant fixement le halo jaune de l'ampoule. Contre sa poitrine mon père avait appliqué sa tête dans un geste de repos silencieux que je ne lui avais jamais vu. Ses yeux étaient fermés… En entendant mes pas, ils se secouèrent.

– Va te reposer, Pétia, lui dit doucement ma mère. Tu finiras demain…

– Un dernier clou, répondit-il en souriant.

Mon père était un homme de la terre. Il avait toujours détesté la chasse, ayant vu, un jour, un lièvre blessé vers lequel un chasseur se dirigeait pour l'achever. Il avait entendu l'horrible cri de la petite bête, avait vu ses yeux pleins de vraies larmes… Mais on vivait dans une «forteresse assiégée du socialisme» et chaque citoyen devait savoir tirer avec précision.

Ce qu'il regrettait vraiment, c'était de ne plus pouvoir faucher. Il nous parlait souvent de ces matinées dans les prés, de l'herbe froide qui se couche sous la lame dans un éventail argenté de rosée. Souvent il répétait un dicton comme un écho lointain de ces matinées sans retour:

Fauche, ma faux, dans le pré
Tant que brille la rosée,
Quand elle séchera,
On s'en ira.

C'est pour cela peut-être que personne ne l'avait jamais appelé cordonnier. Tout le monde comprenait qu'il était fait pour autre chose…

Il y eut dans la vie de cette cour, dans notre vie, un été tout à fait extraordinaire. Rempli d'un bout à l'autre d'événements remarquables.

Tout commença un après-midi de mai. lâcha fit irruption dans notre pièce et, agitant au-dessus de sa tête une feuille dactylographiée, s'exclama:

– Piotr! Ça y est! Nous avons gagné… Ta voiture, tu l'auras! Je les ai matés, ces imbéciles…

Et en effet, deux jours après, tous les habitants sortirent dans la cour pour voir mon père qui, solennel et radieux, en faisait le tour au volant d'une petite «invalidka». À ses côtés était assis Iacha.

La voiture, minuscule, ressemblait à une niche de chien, elle n'avait que deux sièges et pétaradait de façon assourdissante. Mais elle avait une jolie couleur de cerise sombre, et puis c'était l'unique voiture de la cour! Le soir même, Iacha abattit la paroi qui séparait nos deux cahutes et jeta dehors toutes les vieilleries. La première voiture se dota du premier garage.

Il aurait été difficile à mon père de cacher sa reconnaissance.

– Écoute, Iacha! Tu m'as assez traîné. Je vais maintenant t'amener chaque matin à l'école! Entendu?

Iacha, qui rejoignait son lieu de travail en dix minutes par les raccourcis, tenta d'esquiver cette proposition généreuse. Mais il ne voulait surtout pas décevoir mon père.

Le lendemain ils partirent ensemble, empruntant la rue principale de la ville. Mon père devait avoir une drôle d'impression en traversant les routes qu'autrefois il jalonnait avec ses bâtons, assis dans une caisse tressautante… Déjà il était plein de projets de longs voyages. À Leningrad, par exemple, ou même à Moscou, pourquoi pas…

Puis, un soir, tous les regards se fixèrent sur le ciel qui se remplissait lentement d'étoiles. Le premier spoutnik venait d'être lancé! Ce fut Iacha qui nous donna les explications. Elles bouleversèrent pendant quelques semaines la vie de la cour, distrayant même les joueurs de dominos de leur activité favorite.

– Il y a un moment assez bref, dit-il, où il est possible de le voir à l'œil nu. Après le coucher du soleil, le ciel devient sombre, mais le soleil ne s'est pas encore enfoncé trop loin derrière la ligne de l'horizon. On distingue alors le spoutnik sur le fond du ciel, dans les rayons du soleil qui, bien que caché, l'illumine…

Avec quelle tension nous guettions cet instant fugitif! Les châteaux nuageux s'assombrissaient lentement au-dessus du Passage, en route vers la Baltique. Les premières étoiles palpitaient. Et nous, les têtes renversées, nous scrutions le ciel. De temps en temps quelqu'un lançait un cri: «Là-bas, là-bas! Je le vois!» et pointait l'index vers une étoile qui semblait bouger. Les autres suivaient la direction, découvraient son erreur. On riait:

– Va te coucher, astronome! Mets tes lunettes, Copernic!

En tout cas, chacun prétendit durant cet été avoir vu le spoutnik au moins une fois. Cette attente sous le ciel du soir, ce vagabondage entre les premières étoiles apporta dans le bouillonnement communautaire des trois maisons une note d'apaisement bien particulière.

Nos marches enflammées vers la promesse de l'horizon furent empreintes cet été-là d'un enthousiasme encore plus vif. Comme si le monde entier avait entendu l'appel joyeux du cuivre et les roulements du tambour.

Un jour, à la halte, je t'ai vu examiner une carte géographique étalée sur l'herbe. Tu indiquais du doigt une petite île oblongue perdue dans le bleu marine de l'océan:

– Cela, ce n'est qu'une première étincelle. L'Amérique va s'embraser tout entière! Tu imagines, bientôt ça va s'appeler la république soviétique socialiste d'Amérique!

Mais pour le moment, la petite île oblongue, qui n'avait pour nous d'autre nom qu'île de la Liberté, avait l'air d'un minuscule poisson prêt à s'engouffrer dans la gueule béante du golfe du Mexique. Et, comme un croc agressif, la surplombait la Floride impérialiste.