Un jour, au début d'août, un cri perçant couvrit tous les autres bruits, ces bruits paisibles et habituels d'une soirée comme les autres. Ce cri venait du côté de la Crevasse. Les joueurs de dominos interrompirent leur jeu en tournant la tête vers la broussaille qui entourait la mare. Les visages inquiets des femmes apparurent aux fenêtres. La vieille Zakharovna brandit sa main osseuse. Nous nous précipitâmes vers l'endroit mythique.

Parvenus sur les bords du cratère, nous restâmes cloués sur place devant un spectacle inconcevable. La Crevasse était à sec.

Oui, elle était vide, sèche. Et sur son fond argileux se tenait un petit garçon, un des nôtres, qui, stupéfait, ne pouvait articuler un mot.

Il est vrai que la chaleur, cette année-là, était tout à fait exceptionnelle. Mais cet argument ne nous suffisait pas. Il était sans aucune commune mesure avec la signification de la Crevasse dans la vie de nos maisons. D'autant plus que bientôt cet endroit connut un destin bien insolite. L'aspect même de notre cour en fut changé.

Cet événement se trouva précédé de façon obscurément symbolique par un fait en apparence banal.

Quelques jours avant la surprenante découverte apparut dans le Passage un énorme fourgon cahotant. Les enfants, le reconnaissant tout de suite, annoncèrent à tue-tête:

– Le cinéma! Le cinéma!

En effet, c'était le cinéma ambulant qui, une ou deux fois par mois en été, venait au crépuscule projeter ses films. C'étaient d'ailleurs toujours des films très ordinaires. Jamais de longs métrages. Mais des documentaires sur l'exploration de l'Arctique, sur les lieux du passé révolutionnaire à Leningrad, ou encore sur la construction du grand canal dans le désert du Karakoum… Cependant, on les regardait avec un plaisir sincère. Il n'y avait pas un seul poste de télévision chez les habitants des trois maisons. Le cinéma de la ville était loin et en général bondé. Là, le spectacle était gratuit et on pouvait même ne pas se lever de la table de dominos, le fourgon s'arrêtant juste en face des joueurs. On sortait les chaises, les tabourets, les enfants s'installaient par terre, certains même regardaient assis sur leur vélo.

Ce soir-là le sujet du film était sensiblement différent. Quand le tremblotement noir et blanc de l'écran s'apaisa, on vit le titre apparaître en caractères tourmentés, destinés à faire peur:

LA MENACE DE LA GUERRE ATOMIQUE

– La menace de la guerre atomique. Que le diable l'emporte! répéta un des joueurs à l'intention des plus âgés et des plus jeunes qui ne savaient pas lire.

On vit ensuite un énorme champignon de fumée dont le lourd chapeau blanchâtre s'enroulait sur une tige. La voix off, avec une gravité un peu chevrotante, commentait:

– Le 6 août 1945, l 'impérialisme américain a inscrit dans son histoire sanguinaire un nouveau crime contre l'humanité… Hiroshima… Le 9 août… Nagasaki… Des centaines de milliers de civils…

– Quelle horreur, bon Dieu! soupira une des babouchkas assise au premier rang.

– Maman, et pourquoi l'avion ne bouge pas? piailla un gosse en tournant le guidon de son vélo.

– Chut, chut! firent quelques voix.

Sur l'écran apparut une carte schématisée du monde. Au fur et à mesure des explications du commentateur, elle se couvrit d'innombrables points noirs, telles les pustules d'une redoutable variole. C'étaient les bases militaires des États-Unis. De ces ronds noirs s'élancèrent vers les contours bien reconnaissables de notre pays de rapides fléchettes, les dards venimeux des futures attaques nucléaires.

– Quels salopards, ces Américains! bougonna quelqu'un à la table de dominos. Et dire que je les embrassais sur l'Elbe…

De nouveau, comme pour illustrer plus concrètement ce schéma, surgirent les ruines des maisons, le champignon blanchâtre, majestueux et arrogant. La caméra glissa sur une série de mutilés, d'aveugles, de corps aux horribles brûlures.

– Et le pis, c'est que cette saloperie vous atteint partout, murmura un spectateur du côté du jasmin.

– Maman, regarde, celui-ci ressemble à Liochka le Japonais! s'écria tout à coup une petite fille sur les genoux de sa mère, en pointant le doigt sur l'écran.

– Tais-toi, petite sotte! la rabroua la mère qui ajouta d'une voix hésitante en s'adressant un peu à tout le monde: Surtout, c'est pas comme pendant la dernière guerre. Là, on ne sait même pas comment on peut s'en protéger…

La voix off du commentateur semblait attendre cette question. Sur l'écran, toujours dans le cadre d'une série de schémas, se formèrent plusieurs cercles qui entouraient une sorte de grand astérisque – l'épicentre de l'explosion.

La voix, avec un calme très technique et même, semblait-il, en prenant un certain plaisir à la démonstration, donna les explications. Ainsi dans le premier cercle, zone I, disait-elle, on serait brûlé vif. Dans le deuxième, tué sur le coup par l'onde de choc. Ces deux premières zones étaient, tout compte fait, sans grand intérêt. Car on y mourait «normalement», la radioactivité n'avait pas le temps de s'occuper de vous…

Les choses devenaient intéressantes dès la troisième zone. Là, et surtout dans les cercles suivants, tout devait être pris en considération: le temps d'irradiation, la vitesse du vent, la nature de vos vêtements et même les fentes dans les carreaux de vos fenêtres.

Un petit espoir de survie commençait à poindre. Les gens scrutaient l'écran qui se couvrait de chiffres. Pourcentages de radioactivité, distances en kilomètres, doses supportables d'irradiation.

Enfin, vint la partie la plus pratique du film que tout le monde attendait avec impatience.

– Dans chaque localité de notre pays, assurait la voix, sont aménagés des abris dont la conception strictement scientifique garantit une protection infaillible contre l'irradiation nucléaire.

Des exclamations dubitatives se firent entendre.

– Et notre abri, il est où? demanda la femme qui tenait sa fillette sur les genoux. Où va-t-on se cacher? Dans les clapiers, avec nos lapins? Mais non, on n'a pas d'abri…

– Il est à Leningrad, ton abri, sous Smolny, ricana quelqu'un profitant de l'obscurité…

Le commentateur, comme s'il prévoyait une pareille réaction, se montra très compréhensif:

– Il se peut qu'à la suite de vos déplacements vous vous trouviez éloignés de l'abri spécialement aménagé. Sachez que dans ce cas, vous pouvez construire vous-même un abri tout à fait efficace…

Sur l'écran surgirent deux hommes en manches de chemise qui, avec l'agilité enthousiaste des stakhanovistes, se mirent à creuser la terre à la lisière d'un bois. Ce plan eut à peine le temps de disparaître que les deux hommes se trouvaient déjà confortablement calés dans leur terrier. Son plafond était renforcé par des pieux et l'intérieur tapissé de branches de sapin. Un des rescapés de la guerre atomique sembla adresser un sourire aux spectateurs et rabattit sur l'ouverture un panneau de planches bien ajustées.

Les chiffres démontrèrent qu'une couche de vingt centimètres de terre retient trente-cinq pour cent des radiations, une couche de quarante centimètres, soixante-dix pour cent; si l'on a au-dessus de la tête un mètre de terre, on peut être sûr que cent pour cent des radiations s'y enlisent.

– Et quand on n'a pas de pelle sous la main? demanda une voix dans un soupir.

Mais le commentateur avait également prévu cette hypothèse.

Les deux rescapés stakhanovistes apparurent de nouveau. Ils n'étaient armés maintenant que de couteaux bien ordinaires. Courbés en deux, comme des moissonneuses ils se mirent à couper d'épaisses brassées de jonc. A l'arrière-plan on voyait serpenter une petite rivière.

– Il faut savoir, enseignait la voix off, que les tiges de jonc représentent une excellente protection naturelle contre les radiations. Un mètre et demi de ces tiges est capable de retenir jusqu'à quarante-cinq pour cent des rayons…