Couchés sur l'herbe, nous regardions silencieusement ce ciel vertical, sans savoir ce qu'il fallait penser de cette architecture aérienne. On savait que quelque part derrière les terrains vagues, à quelques dizaines de kilomètres seulement, il y avait la mer. Une mer ouverte sur les pays inconnus, toutes ces Angleterres, ces Amériques. Nous savions que leur existence cruelle et injuste touchait à sa fin, que leurs habitants allaient nous rejoindre bientôt dans notre marche vers l'horizon radieux. Mais au pied des châteaux vaporeux, même ces pensées ne nous effleuraient pas. Pour un moment la marche s'arrêtait, les routes des champs résonnaient encore de l'écho de nos chansons, on marquait la pause.

Les dominos claquaient, les assiettes et les casseroles s'entrechoquaient dans l'agitation des cuisines et au-dessus du Passage s'érigeait ce dont nous ne connaissions pas le nom et qui pourtant nous rendait heureux.

Ils firent connaissance le jour du troisième anniversaire de la Victoire.

Piotr était déjà depuis longtemps installé dans son rôle d'invalide. Il avait fini par l'accepter. Il se déplaçait sur une espèce de voiture qu'il avait lui-même bricolée, une caisse montée sur quatre grandes roues à billes.

Sur les routes goudronnées cela roulait bien, il devançait les passants, mais sur la terre, surtout au printemps et en automne, il peinait comme un bagnard, se tortillait dans sa caisse et jurait en enfonçant dans le sol ses deux bâtons. En hiver, il ne sortait pas du tout, restant des journées entières dans l'isba de Zakharovna qui lui louait la moitié d'une pièce.

Ce jour de mai, il se leva, se débarbouilla dans la cuvette que chaque matin Zakharovna mettait près du rideau qui délimitait son coin, se rasa et se peigna avec un soin particulier. Du sommier il tira sa capote qui lui servait de couverture. Il craignait que la matinée ne soit fraîche. Puis, se mettant sur un morceau de jute, il glissa sur le plancher vers la sortie, vers sa caisse roulante.

Le temps était doux. Il plia la capote, la posa au fond de la caisse. C'était même plus confortable. La terre, encore molle et humide, se dérobait sous son effort, les roues à billes s'enlisaient. Mais aujourd'hui cela semblait ne pas trop déranger Piotr. Il avançait vers la rue goudronnée, humait l'odeur aigre des bourgeons de peuplier et sifflotait même un air qui lui restait de la guerre.

Une heure après, il était à sa place habituelle, devant l'aile gauche de la petite gare, près de l'escalier qu'empruntaient les voyageurs pénétrant dans la ville.

Quand la voix sourde dans le haut-parleur annonça l'arrivée du train de Leningrad, Piotr se redressa sur son siège, imprima à son visage une expression à la fois douloureuse et soumise.

Les passants donnaient facilement. L'air printanier et la fête les rendaient généreux. Certains s'inclinaient un peu pour déposer l'argent dans sa paume, les autres, pressés, jetaient leurs roubles dans la caisse…

Piotr fit ses comptes dans le petit square poussiéreux près de la gare. Avant de repartir il mangea la tranche de pain qu'il avait mise le matin dans la poche de sa capote. Depuis trois ans il connaissait le chemin par cœur: la gare, une miche de pain à la boulangerie, une bouteille dans une échoppe à l'entrée du marché. Sa pension d'invalide allait presque tout entière à Zakharovna. L'argent qu'il ramassait au fond de sa caisse se transformait en de longues soirées près de la fenêtre ouverte, quand l'esprit s'embrumait lentement, quand fondaient au loin les contours des maisons. Son corps aussi fondait comme la cire des bougies. On pouvait le pétrir à volonté, sculpter à partir de lui tout ce qu'on voulait. Et tous les «si seulement» qui l'avaient empoisonné des années durant devenaient de moins en moins irréels…

Piotr accéléra crânement et se dirigea vers l'échoppe à toute allure, dans le crépitement des billes. C'était une sorte de kiosque accolé au mur, avec un petit guichet trop haut pour lui, par lequel on servait la marchandise. Il se mit à donner des coups sur le rebord.

– Mila! appela-t-il d'en bas, tu dors, ou quoi? Donne-moi voir deux demi-litres!

Mila, une opulente vendeuse qui d'habitude reconnaissait de loin le crépitement de sa voiture, ne répondait pas.

Piotr voyait mal le guichet, et tout le devant de l'échoppe était encombré de boîtes de conserve, de paquets de thé, de bouteilles.

– Mais réveille-toi donc, vieille gourde! s'emporta-t-il, tambourinant de plus belle sur le rebord du guichet.

Tout à coup il entendit une voix au-dessus de lui.

– Qu'est-ce qu'il vous faut?

Il remua dans sa caisse, se tourna. La porte latérale de l'échoppe était ouverte. Une jeune femme, la main sur la poignée, se tenait devant lui.

– Et où est Mila? demanda-t-il d'un ton un peu rude.

– Elle est en congé, répondit la jeune femme, je la remplace.

– Ah bon… en congé, répéta Piotr et il se tut.

Elle se taisait aussi, la main toujours sur la poignée. Elle n'était pas belle, seulement jeune. Les cheveux incolores rassemblés en une touffe sur la nuque, les yeux gris, le visage simple, peu habitué à sourire.

Lui, au contraire, avait à ce moment quelque chose d'éclatant dans les traits. Il était dressé bravement sur sa capote roulée, un poing sur la hanche, ses médailles accrochées pour l'occasion sur son treillis. Un peu essoufflé par l'effort, il respirait profondément. Le visage était jeune, avivé par la course. Les yeux sombres, avec un brin de folie amère dans le regard. Une mèche claire et frisée barrant le front. Il était beau. Si seulement… Si seulement…

– Qu'est-ce qu'il vous faut? demanda-t-elle de nouveau, essayant de lui sourire.

– Un paquet de Bélomor, dit-il après une brève hésitation.

Sans entrer dans son kiosque, elle prit les cigarettes sur l'étalage à travers la porte ouverte, puis le billet qu'il lui tendait.

Piotr jeta le paquet dans la caisse, empoigna ses bâtons et se mit à pousser la terre rageusement. Plus vite, plus vite! Il se sauvait presque. Le sable crissa sous les roues, le trottoir crépita. A l'angle de la rue il se retourna et la vit, toujours debout près de la porte ouverte.

Il acheta ses deux bouteilles à l'autre bout de la ville. A la maison, sur un tabouret où Zakharovna mettait la cuvette du matin, il trouva un morceau de pâté de poisson. Signe de fête.

Il était couché sur son sommier, sous la fenêtre ouverte. La bouteille et le verre à portée de main. Les bruits vagues et les odeurs à peine esquissées venant du dehors – à la portée de ses pensées lentes, embrouillées. Il se sculptait déjà, ajoutant dans cette pâte malléable un peu des nuages dorés de la fin de la journée, une poignée des jours d'avant-guerre, les chemins qui s'ouvraient autrefois si docilement au regard. Il y mettait maintenant un reflet craintif du sourire que lui avait adressé la jeune femme près de l'échoppe. Attirant le regard, un rayon cuivré, éblouissant, glissait sur le plancher, endormant ce qui restait encore d'incrédule en lui.

Quand, accompagnée des chuchotements de Zakharovna, la jeune vendeuse pénétra derrière son rideau, Piotr ne bougea même pas. Pourquoi rompre cette lente ondulation de rêves? Elle s'arrêta, indécise, écartant le pan du rideau. Le rayon éblouissant glissa à ses pieds. Il la regardait de son brouillard bienheureux et ne bougeait pas.

– J'ai oublié de vous rendre la monnaie, dit-elle enfin doucement, et elle posa sur un coin de tabouret un billet froissé et quelques pièces.

Piotr ferma les yeux.

De la jeunesse de ma mère, presque tout m'était inconnu.

Un jour, dans la causerie des babouchkas, j'ai surpris un soupir, une réplique qui évoquait le nom de ma mère:

– Qui? Liouba? Evdokimova? Ça, je peux vous dire, elle a eu dans sa jeunesse ce qu'on ne souhaiterait pas à son pire ennemi…