– Poco a poco [57]! seigneur Français; vous êtes trop vif. Rasseyez-vous, ou je vous quitte à l’instant. Si vous saviez qui je suis, et ce que j’ose pour vous voir, vous vous tiendriez pour satisfait de l’honneur seul que je vous fais en venant ici.
– En vérité, il me semble que votre voix m’est connue.
– C’est cependant la première fois que vous l’entendez. Dites-moi, êtes-vous capable d’aimer avec constance une femme qui vous aimerait?…
– Déjà je sens auprès de vous…
– Vous ne m’avez jamais vue, ainsi vous ne pouvez m’aimer. Savez-vous si je suis belle ou laide?
– Je suis sûr que vous êtes charmante.
L’inconnue retira sa main, dont il s’était emparé, et la porta à son masque, comme si elle allait l’ôter.
– Que feriez-vous, si vous alliez voir paraître devant vous une femme de cinquante ans, laide à faire peur?
– Cela est impossible.
– À cinquante ans on aime encore. (Elle soupira, et le jeune homme frémit).
– Cette taille élégante, cette main que vous essayez en vain de me dérober, tout me prouve votre jeunesse.
Il y avait plus de galanterie que de conviction dans cette phrase.
– Hélas!
Mergy commença à concevoir quelque inquiétude.
– Pour vous autres hommes l’amour ne suffit pas. Il faut encore la beauté. (Et elle soupira encore.)
– Laissez-moi, de grâce, ôter ce masque…
– Non, non; et elle le repoussa avec vivacité. Souvenez-vous de votre promesse!
Puis elle ajouta d’un ton plus gai:
– Je risquerais trop à me démasquer. J’ai du plaisir à vous voir à mes pieds, et si par hasard je n’étais ni jeune ni jolie… à votre gré du moins… peut-être me laisseriez-vous là toute seule.
– Montrez-moi seulement cette petite main.
Elle ôta un gant parfumé et lui tendit une main blanche comme la neige.
– Je connais cette main! s’écria-t-il; il n’y en a qu’une aussi belle à Paris.
– Vraiment! Et à qui cette main?
– À… une comtesse.
– Quelle comtesse?
– La comtesse de Turgis.
– Ah!… je sais ce que vous voulez dire. Oui, la Turgis a de belles mains, grâce aux pâtes d’amandes de son parfumeur. Mais je me vante que mes mains sont plus douces que les siennes.
Tout cela était débité d’un ton fort naturel, et Mergy, qui avait cru reconnaître la voix de la belle comtesse, conçut quelques doutes, et se sentit sur le point d’abandonner cette idée.
– Deux au lieu d’une, pensa-t-il; je suis donc protégé par les fées?
Il chercha sur cette belle main à reconnaître l’empreinte d’une bague qu’il avait remarquée à la Turgis; mais ces doigts ronds et parfaitement formés n’avaient pas la moindre trace de pression, pas la plus légère déformation.
– La Turgis! s’écria l’inconnue en riant. En vérité, je vous suis obligée de me prendre pour la Turgis! Dieu merci! il me semble que je vaux un peu mieux.
– La comtesse est, sur mon honneur, la plus belle femme que j’aie encore vue.
– Vous êtes donc amoureux d’elle? demanda-t-elle vivement.
– Peut-être; mais, de grâce, ôtez votre masque, et montrez-moi une plus belle femme que la Turgis.
– Quand je serai sûre que vous m’aimez… alors vous me verrez à visage découvert?
– Vous aimer!… Mais, morbleu! comment le pourrais-je sans vous voir?
– Cette main est jolie; figurez-vous que mon visage est bien d’accord avec elle.
– Maintenant je suis sûr que vous êtes charmante, car vous venez de vous trahir en ne déguisant pas votre voix. Je l’ai reconnue, j’en suis certain.
– Et c’est la voix de la Turgis? dit-elle en riant et avec un accent espagnol bien prononcé.
– Précisément.
– Erreur, erreur de votre part, seigneur Bernardo; je m’appelle doña Maria… doña Maria de… Je vous dirai plus tard mon autre nom. Je suis une dame de Barcelone; mon père, qui me surveille très rigoureusement, est en voyage depuis quelque temps, et je profite de son absence pour me divertir et voir la cour de Paris. Quant à la Turgis, cessez, je vous prie, de me parler de cette femme; son nom m’est odieux; c’est la plus méchante femme de la cour. Vous savez, d’ailleurs, comment elle est veuve!
– On m’en a dit quelque chose.
– Eh bien! parlez… Que vous a-t-on dit?…
– Que, surprenant son mari dans un entretien fort tendre avec sa chambrière, elle avait saisi une dague, et l’en avait frappé un peu rudement. Le bonhomme en mourut un mois après.
– Cette action vous semble… horrible?
– Je vous avoue que je l’excuse. Elle aimait son mari, dit-on, et j’estime la jalousie.
– Vous parlez ainsi parce que vous croyez être devant la Turgis; mais je sais que vous la méprisez au fond du cœur.
Il y avait dans cette voix quelque chose de triste et de mélancolique; mais ce n’était pas la voix de la Turgis. Mergy ne savait que penser.
– Quoi! dit-il, vous êtes Espagnole, et vous n’estimez pas la jalousie?
– Laissons cela. Qu’est-ce que ce cordon noir que vous avez pendu au cou?
– C’est une relique.
– Je vous croyais protestant.
– Il est vrai. Mais cette relique m’a été donnée par une dame, et je la porte en souvenir d’elle.
– Tenez, si vous voulez me plaire, vous ne songerez plus aux dames; je veux être pour vous toutes les dames. Qui vous a donné ce reliquaire? Est-ce encore là Turgis?
– Non, en vérité.
– Vous mentez!
– Vous êtes donc madame de Turgis?
– Vous vous êtes trahi, seigneur Bernardo!
– Comment?
– Quand je verrai la Turgis, je lui demanderai pourquoi elle fait ainsi le sacrilège de donner une chose sainte à un hérétique.
L’incertitude de Mergy redoublait à chaque instant.
– Mais je veux ce reliquaire; donnez-le moi.
– Non, je ne puis le donner.