– Maintenant ce n’est pas tout; il faut encore bien dîner, manger deux perdrix et force crêtes de coq en pâté, afin de faire honneur ce soir à la famille des Mergy.
Bernard se retira dans sa chambre, où il passa quatre heures au moins à se peigner, se friser, se parfumer, enfin à étudier les discours éloquents qu’il se proposait de tenir à la belle inconnue.
Je laisse à penser s’il fut exact au rendez-vous. Depuis plus d’une demi-heure il se promenait dans l’église. Il avait déjà compté trois fois les cierges, les colonnes et les ex voto, quand une vieille femme, enveloppée soigneusement dans une cape brune, lui prit la main, et, sans dire un seul mot, l’emmena dans la rue. Toujours observant le même silence, elle le conduisit, après plusieurs détours, dans une ruelle fort étroite et en apparence inhabitée. Elle s’arrêta tout au fond, devant une petite porte en ogive et fort basse, qu’elle ouvrit avec une clef qu’elle tira de sa poche. Elle entra la première, et Mergy la suivit, la tenant par sa cape à cause de l’obscurité. Une fois entré, il entendit tirer derrière lui d’énormes verrous. Son guide le prévint alors à voix basse qu’il était au pied d’un escalier, et qu’il y avait vingt-sept marches à monter. L’escalier était fort étroit, et les marches tout usées et inégales manquèrent plus d’une fois de le faire tomber. Enfin, après la vingt-septième marche, terminée par un petit palier, une porte fut ouverte par la vieille, et une vive lumière éblouit un instant les yeux de Mergy. Il entra aussitôt dans une chambre beaucoup plus élégamment meublée que ne l’annonçait l’apparence extérieure de la maison.
Les murailles étaient tendues d’une tapisserie à fleurs, un peu passée, il est vrai, mais encore fort propre. Au milieu de la chambre il vit une table éclairée par deux flambeaux de cire rose, et couverte de plusieurs espèces de fruits et de gâteaux, avec des verres et des flacons de cristal, remplis, comme il semblait, de vins de différentes espèces. Deux grands fauteuils placés aux deux bouts de la table paraissaient attendre des convives. Dans une alcôve à moitié fermée par des rideaux de soie, était un lit très orné et couvert de satin cramoisi.
Plusieurs cassolettes répandaient un parfum voluptueux dans l’appartement.
La vieille ôta sa cape, et Mergy son manteau. Il reconnut aussitôt la messagère qui lui avait apporté la lettre.
– Sainte Marie! s’écria la vieille en apercevant les pistolets et l’épée de Mergy, croyez-vous donc que vous allez avoir à pourfendre des géants? Mon beau cavalier, il ne s’agit pas ici de frapper de grands coups d’épée.
– J’aime à le croire; mais il se pourrait que des frères ou un mari d’humeur chagrine vinssent troubler notre entretien, et voilà pour leur jeter de la poudre aux yeux.
– Vous n’avez rien de semblable à craindre ici. Mais, dites-moi, comment trouvez-vous cette chambre?
– Fort belle, assurément; mais je m’y ennuierais toutefois si je devais y rester seul.
– Quelqu’un va venir qui vous tiendra compagnie. Mais, d’abord, vous allez me faire une promesse.
– Laquelle?
– Si vous êtes catholique, vous allez étendre la main sur ce crucifix (elle en tira un d’une armoire); si vous êtes huguenot, vous jurerez par Calvin… Luther, tous vos dieux, enfin…
– Et que faut-il que je jure? interrompit-il en riant.
– Vous jurerez de ne faire aucun effort pour chercher à connaître la dame qui va venir ici.
– La condition est rigoureuse.
– Voyez. Jurez, ou bien je vous reconduis dans la rue.
– Allons, je vous donne ma parole; elle vaut bien les serments ridicules que vous me proposez.
– Voilà qui est bien. Attendez patiemment; mangez, buvez, si vous en avez envie, tout à l’heure vous verrez venir la dame espagnole.
Elle prit sa mante et sortit en fermant la porte à double tour.
Mergy se jeta dans un fauteuil. Son cœur battait avec violence; il éprouvait une émotion aussi forte et presque de la même nature que celle qu’il avait ressentie peu de jours auparavant dans le Pré-aux-Clercs, au moment de rencontrer son ennemi.
Le plus profond silence régnait dans la maison, et un mortel quart d’heure se passa, pendant lequel son imagination lui représenta tour à tour Vénus sortant de la tapisserie pour se jeter dans ses bras; la comtesse de Turgis en habit de chasse; une princesse du sang royal; une bande d’assassins, et enfin la plus horrible idée, une vieille femme amoureuse.
Tout à coup, sans que le moindre bruit eût annoncé que quelqu’un venait d’entrer dans la maison, la clef tourna rapidement dans la serrure; la porte s’ouvrit et se referma comme d’elle-même, aussitôt qu’une femme masquée fut entrée dans la chambre.
Sa taille était haute et bien prise. Une robe très serrée du corsage faisait ressortir l’élégance de sa tournure; mais ni un pied mignon, chaussé d’un patin de velours blanc, ni une petite main, par malheur couverte d’un gant brodé, ne pouvaient laisser deviner au juste l’âge de l’inconnue. Je ne sais quoi, peut-être une influence magnétique, ou, si l’on veut, un pressentiment, faisait croire qu’elle n’avait pas plus de vingt-cinq ans. Sa toilette était riche, galante et simple tout à la fois.
Mergy se leva aussitôt, et mit un genou en terre devant elle. La dame fit un pas vers lui, et lui dit d’une voix douce:
– Dios os guarde, caballero. Sea V. M. el bien venido. [55]
Mergy fit un mouvement de surprise.
– Habla V. M. Español? [56]
Mergy ne parlait pas espagnol et l’entendait à peine.
La dame parut contrariée. Elle se laissa conduire à l’un des fauteuils où elle s’assit, et fit signe à Mergy de prendre l’autre. Alors elle commença sa conversation en français, mais avec un accent étranger qui quelquefois était très fort et comme outré, et qui, par moments, cessait tout à fait.
– Monsieur, votre grande vaillance m’a fait oublier la réserve habituelle de notre sexe; j’ai voulu voir un cavalier accompli, et je le trouve tel que la renommée le publie.
Mergy rougit et s’inclina.
– Aurez-vous donc la cruauté, Madame, de conserver ce masque, qui, comme un nuage envieux, me cache les rayons du soleil? (Il avait lu cette phrase dans un livre traduit de l’espagnol).
– Seigneur cavalier, si je suis contente de votre discrétion, vous me verrez plus d’une fois à visage découvert; mais pour aujourd’hui contentez-vous du plaisir de m’entretenir.
– Ah! Madame, ce plaisir, tout grand qu’il est, ne me fait désirer qu’avec plus de violence celui de vous voir.
Il était à genoux, et semblait disposé à soulever le masque.