XIII – LA CALOMNIE
George était allé chez l’Amiral le matin même pour lui parler de son frère. En deux mots il lui avait conté l’aventure.
L’Amiral, en l’écoutant, écrasait entre ses dents le cure-dent qu’il avait à la bouche: c’était chez lui un signe d’impatience.
– Je connais déjà cette affaire, dit-il, et je m’étonne que vous m’en parliez, car elle est assez publique.
– Si je vous importune, monsieur l’Amiral, c’est que je sais l’intérêt que vous daignez prendre à notre famille, et j’ose espérer que vous voudrez bien solliciter le roi en faveur de mon frère. Votre crédit auprès de Sa Majesté…
– Mon crédit, si j’en ai, interrompit vivement l’Amiral, mon crédit tient à ce que je n’adresse jamais que des demandes justes à Sa Majesté.
En prononçant ce mot, il se découvrit avec respect.
– La circonstance qui oblige mon frère à recourir à votre bonté n’est malheureusement que trop commune aujourd’hui. Le roi a signé, l’année dernière plus de quinze cents lettres de grâce, et l’adversaire de Bernard lui-même a souvent joui de leur immunité.
– Votre frère a été l’agresseur. Peut-être, et je voudrais que cela fût vrai, n’a-t-il fait que suivre de détestables conseils.
Il regardait fixement le capitaine en parlant ainsi.
– J’ai fait quelques efforts pour empêcher les suites funestes de la querelle; mais vous savez que Mr de Comminges n’était pas d’une humeur à jamais accorder d’autre satisfaction que celle qui se donne à la pointe de l’épée. L’honneur d’un gentilhomme et l’opinion des dames ont…
– Voilà donc le langage que vous tenez, à ce jeune homme! sans doute vous aspirez à en faire un raffiné? Oh! que son père gémirait s’il apprenait quel mépris son fils a pour ses conseils! Bon Dieu! voilà à peine deux ans que les guerres civiles sont éteintes, et ils ont déjà oublié les flots de sang qu’ils y ont versés. Ils ne sont point encore contents; il faut que chaque jour des Français égorgent des Français!
– Si j’avais su, Monsieur, que ma demande vous fût désagréable…
– Écoutez, monsieur de Mergy, je pourrais faire violence à mes sentiments comme chrétien, et excuser la provocation de votre frère; mais sa conduite dans le duel qui l’a suivie, selon le bruit public, n’a pas été…
– Que voulez-vous dire, monsieur l’Amiral?
– Que le combat n’a pas eu lieu d’une manière loyale et comme il est d’usage parmi les gentilshommes français.
– Et qui a osé répandre une aussi infâme calomnie? s’écria George, les yeux étincelants de fureur.
– Calmez-vous. Vous n’aurez point de cartel à envoyer, car on ne se bat pas encore avec les femmes… La mère de Comminges a donné au roi des détails qui ne sont point à l’honneur de votre frère. Ils expliqueraient comment un si redoutable champion a succombé si facilement sous les coups d’un enfant à peine sorti de page.
– La douleur d’une mère est si grande et si juste! Faut-il s’étonner qu’elle ne puisse voir la vérité quand ses yeux sont encore baignés de larmes? Je me flatte, monsieur l’Amiral, que vous ne jugerez pas mon frère sur le récit de madame de Comminges.
Coligny parut ébranlé, et sa voix perdit un peu de son amère ironie.
– Vous ne pouvez nier cependant que Béville, le second de Comminges, ne fût votre ami intime.
– Je le connais depuis longtemps, et même je lui ai des obligations. Mais Comminges était aussi familier avec lui. D’ailleurs, c’est Comminges qui l’a choisi pour son second. Enfin, la bravoure et l’honneur de Béville le mettent à l’abri de tout soupçon de déloyauté.
L’Amiral contracta sa bouche d’un air de mépris profond.
– L’honneur de Béville! répéta-t-il en haussant les épaules; un athée! un homme perdu de débauche!
– Oui, Béville est un homme d’honneur! s’écria le capitaine avec force. Mais pourquoi tant de discours? Moi aussi n’étais-je pas présent à ce duel? Est-ce à vous, monsieur l’Amiral, à mettre en question notre honneur et à nous accuser d’assassinat?
Il y avait dans son ton quelque chose de menaçant. Coligny ne comprit pas ou méprisa l’allusion au meurtre du duc François de Guise, que la haine des catholiques lui avait attribué. Ses traits reprirent même une calme immobilité.
– Monsieur de Mergy, dit-il d’un ton froid et dédaigneux, un homme qui a renié sa religion n’a plus le droit de parler de son honneur, car personne n’y croirait.
La figure du capitaine devint d’un rouge pourpre, et un instant après d’une pâleur mortelle. Il recula deux pas, comme pour ne pas succomber à la tentation de frapper un vieillard.
– Monsieur! s’écria-t-il, votre âge et votre rang vous permettent d’insulter impunément un pauvre gentilhomme dans ce qu’il a de plus précieux. Mais, je vous en supplie, ordonnez à l’un de vos gentilshommes ou à plusieurs de soutenir les paroles que vous avez prononcées. Je jure Dieu que je les leur ferai avaler jusqu’à ce qu’elles les étouffent.
– C’est sans doute une pratique de messieurs les raffinés. Je ne suis point leurs usages, et je chasse mes gentilshommes s’ils les imitent.
En parlant ainsi il lui tourna le dos. Le capitaine, la rage dans l’âme, sortit de l’hôtel de Châtillon, sauta sur son cheval, et, comme pour soulager sa fureur, il fit galoper à outrance le pauvre animal en lui labourant les flancs à coups d’éperons. Dans sa course impétueuse il manqua d’écraser nombre de paisibles passants, et il est fort heureux qu’il ne se trouvât pas un seul raffiné sur son passage; car, de l’humeur qui le possédait, il est certain qu’il aurait saisi aux cheveux une occasion de mettre flamberge au vent. Parvenu jusqu’à Vincennes, l’agitation de son sang commençait à se calmer. Il tourna bride et ramena vers Paris son cheval sanglant et trempé de sueur.
– Pauvre ami, disait-il avec un sourire amer, c’est toi que je punis de l’insulte qu’il m’a faite!
Et, en flattant le cou de sa victime innocente, il revint au pas jusque chez son frère. Il lui dit simplement que l’Amiral avait refusé de s’entremettre pour lui, supprimant les détails de leur conversation.
Mais quelques moments après entra Béville, qui d’abord sauta au cou de Mergy en lui disant:
– Je vous félicite, mon cher, voici votre grâce, et c’est à la sollicitation de la reine que vous l’avez obtenue.
Mergy montra moins de surprise que son frère. Dans son âme il attribuait cette faveur à la dame voilée, c’est-à-dire à la comtesse de Turgis.