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Un jour, Juliette, la nouvelle maîtresse de Rodolphe, causait de son amant le poëte avec un élève en médecine qui lui faisait la cour; l'étudiant lui répondit:

– Ma chère enfant, ce garçon-là se sert de vous comme on se sert du nitrate pour cautériser les plaies, il veut se cautériser le cœur; aussi vous avez bien tort de vous faire du mauvais sang et de lui être fidèle.

– Ah! ah! s'écria la jeune fille en éclatant de rire, est-ce que vous croyez bonnement que je me gêne? Et le soir même elle donna à l'étudiant la preuve du contraire.

Grâce à l'indiscrétion d'un de ces amis officieux qui ne sauraient garder inédite la nouvelle susceptible de vous causer un chagrin, Rodolphe eut vent de l'affaire et s'en fit un prétexte pour rompre avec sa maîtresse par intérim.

Il s'enferma alors dans une solitude absolue, où toutes les chauves-souris de l'ennui ne tardèrent pas à venir faire leur nid, et il appela le travail à son secours, mais ce fut en vain. Chaque soir, après avoir sué autant de gouttes d'eau qu'il avait usé de gouttes d'encre, il écrivait une vingtaine de lignes dans lesquelles une vieille idée plus fatiguée que le juif errant, et mal vêtue de haillons empruntés aux friperies littéraires, dansait lourdement sur la corde roide du paradoxe. En relisant ces lignes, Rodolphe demeurait consterné comme un homme qui voit pousser des orties dans la plate-bande où il a cru semer des roses. Il déchirait alors la page où il venait d'égrener ces chapelets de niaiseries, et la foulait aux pieds avec rage.

– Allons, disait-il en se frappant la poitrine à l'endroit du cœur, la corde est cassée, résignons-nous. Et comme depuis longtemps une semblable déception succédait à toutes ses tentatives de travail, il fut pris d'une de ces langueurs découragées qui font trébucher les orgueils les plus robustes et abrutissent les intelligences les plus lucides. Rien n'est plus terrible, en effet, que ces luttes solitaires qui s'engagent quelquefois entre l'artiste obstiné et l'art rebelle, rien n'est plus émouvant que ces emportements alternées d'invocations tour à tour suppliantes et impératives adressées à la muse dédaigneuse ou fugitive.

Les plus violentes angoisses humaines, les plus profondes blessures faites au vif du cœur ne causent pas une souffrance qui approche de celle qu'on éprouve dans ces heures d'impatience et de doute si fréquentes pour tous ceux qui se livrent au périlleux métier de l'imagination.

– À ces violentes crises succédaient de pénibles abattements; Rodolphe restait alors pendant des heures entières comme pétrifié dans une immobilité hébétée. Les coudes appuyés sur sa table, les yeux fixement arrêtés sur l'espace lumineux que le rayon de sa lampe décrivait au milieu de cette feuille de papier, «champ de bataille» où son esprit était vaincu quotidiennement et où sa plume s'était fourbue à poursuivre l'insaisissable idée, il voyait défiler lentement, pareils aux figures des chambres magiques dont on amuse les enfants, de fantastiques tableaux qui déroulaient devant lui le panorama de son passé. C'étaient d'abord les jours laborieux où chaque heure du cadran sonnait l'accomplissement d'un devoir, les nuits studieuses passées en tête-à-tête avec la muse qui venait parer de ses féeries sa pauvreté solitaire et patiente. Et il se rappelait alors avec envie l'orgueilleuse béatitude qui l'enivrait jadis lorsqu'il avait achevé la tâche imposée par sa volonté. «Oh! Rien ne vous vaut, s'écriait-il, rien ne vous égale, voluptueuses fatigues du labeur, qui faites trouver si doux les matelas du far niente. Ni les satisfactions de l'amour-propre, ni celles que procure la fortune, ni les fiévreuses pamoisons étouffées sous les rideaux lourds des alcôves mystérieuses, rien ne vaut et n'égale cette joie honnête et calme, ce légitime contentement de soi-même que le travail donne aux laborieux comme un premier salaire.» Et les yeux toujours fixés sur ces visions qui continuaient à lui retracer les scènes des époques disparues, il remontait les six étages de toutes les mansardes où son existence aventureuse avait campé, et où la muse, son seul amour d'alors, fidèle et persévérante amie, l'avait suivi toujours, faisant bon ménage avec la misère, et n'interrompant jamais sa chanson d'espérance. Mais voici qu'au milieu de cette existence régulière et tranquille apparaissait brusquement la figure d'une femme; et en la voyant entrer dans cette demeure où elle avait été jusque-là reine unique et maîtresse, la muse du poëte se levait tristement et livrait la place à la nouvelle venue en qui elle avait deviné une rivale, Rodolphe hésitait un instant entre la muse à qui son regard semblait dire reste, tandis qu'un geste attractif adressé à l'étrangère lui disait viens. Et comment la repousser, cette créature charmante qui venait à lui, armée de toutes les séductions d'une beauté dans son aube? Bouche mignonne et lèvre rose, parlant un langage naïf et hardi, plein de promesses câlines; comment refuser sa main à cette petite main blanche aux veines bleues, qui s'étendait vers lui toute pleine de caresses? Comment dire va-t'en à ces dix-huit ans fleuris dont la présence embaumait déjà la maison d'un parfum de jeunesse et de gaieté? Et puis, de sa douce voix tendrement émue, elle chantait si bien la cavatine de la tentation! Par ses yeux vifs et brillants, elle disait si bien: je suis l'amour; par ses lèvres où fleurissait le baiser: je suis le plaisir; par toute sa personne enfin: je suis le bonheur, que Rodolphe s'y laissait prendre. Et d'ailleurs cette jeune femme, après tout, n'était-ce pas la poésie vivante et réelle, ne lui avait-il pas dû ses plus fraîches inspirations? Ne l'avait-elle pas souvent initié à des enthousiasmes qui l'emportaient si haut dans l'éther de la rêverie, qu'il perdait de vue les choses de la terre? S'il avait beaucoup souffert à cause d'elle, cette souffrance n'était-elle point l'expiation des joies immenses qu'elle lui avait données? N'était-ce point la vengeance ordinaire de la destinée humaine, qui interdit le bonheur absolu comme une impiété? Si la loi chrétienne pardonne à ceux qui ont beaucoup aimé, c'est aussi parce qu'ils auront beaucoup souffert, et l'amour terrestre ne devient une passion divine qu'à la condition de se purifier dans les larmes. De même qu'on s'enivre à respirer l'odeur des roses fanées, de même Rodolphe s'enivrait encore en revivant par le souvenir de cette vie d'autrefois, où chaque jour amenait une élégie nouvelle, un drame terrible, une comédie grotesque. Il repassait par toutes les phases de son étrange amour pour la chère absente, depuis leur lune de miel jusqu'aux orages domestiques qui avaient déterminé leur dernière rupture; il se rappelait le répertoire de toutes les ruses de son ancienne maîtresse, il redisait tous ses mots. Il la voyait tourner autour de lui dans leur petit ménage, fredonnant sa chanson de Ma mie Annette, et accueillant avec la même gaieté insoucieuse les bons et les mauvais jours. Et en fin de compte il arrivait à se dire que la raison avait toujours eu tort en amour. En effet, qu'avait-il gagné à cette rupture? Au temps où il vivait avec Mimi, celle-ci le trompait, il était vrai; mais s'il le savait, c'était sa faute, après tout, et parce qu'il se donnait un mal infini pour l'apprendre, parce qu'il passait son temps à l'affût des preuves, et que lui-même aiguisait les poignards qu'il s'enfonçait dans le cœur. D'ailleurs, Mimi n'était-elle pas assez adroite pour lui démontrer au besoin que c'était lui qui se trompait? Et puis, avec qui lui était-elle infidèle? C'était le plus souvent avec un châle, avec un chapeau, avec des choses et non avec des hommes. Cette tranquillité, ce calme qu'il avait espérés en se séparant de sa maîtresse, les avait-il retrouvés après son départ? Hélas! Non. Il n'y avait de moins qu'elle dans la maison. Autrefois sa douleur pouvait s'épancher, il pouvait s'emporter en injures, en représentations, il pouvait montrer tout ce qu'il souffrait, et exciter la pitié de celle qui causait ses souffrances. Et maintenant sa douleur était solitaire, sa jalousie était devenue de la rage; car autrefois il pouvait du moins, quand il avait des soupçons, empêcher Mimi de sortir, la garder près de lui, dans sa possession; et maintenant, il la rencontrait dans la rue, au bras de son amant nouveau, et il fallait qu'il se détournât pour la laisser passer, heureuse sans doute, et allant au plaisir.