– Est-ce point un miracle que tout cela? disait-il au poëte, qui, sachant par cœur et par expérience tous les douloureux chapitres des amours brisés, lui répondit:
– Eh! Non, mon ami, il n'y a point de miracle plus pour vous que pour les autres. Ce qui vous arrive m'est arrivé. Les femmes que nous aimons, lorsqu'elles deviennent nos maîtresses, cessent pour nous d'être ce qu'elles sont réellement. Nous ne les voyons pas seulement avec les yeux de l'amant, nous les voyons aussi avec les yeux du poëte. Comme un peintre jette sur un mannequin la pourpre impériale ou le voile étoilé d'une vierge sacrée, nous avons toujours des magasins de manteaux rayonnants et de robes de lin pur, que nous jetons sur les épaules de créatures inintelligentes, maussades ou méchantes; et quand elles ont ainsi revêtu le costume sous lequel nos amantes idéales passaient dans l'azur de nos rêveries, nous nous laissons prendre à ce déguisement; nous incarnons notre rêve dans la première femme venue, à qui nous parlons notre langue et qui ne nous comprend pas.
Cependant que cette créature, aux pieds de laquelle nous vivons prosternés, s'arrache elle-même la divine enveloppe, sous laquelle nous l'avions cachée, pour mieux nous faire voir sa mauvaise nature et ses mauvais instincts; cependant qu'elle nous met la main à la place de son cœur, où rien ne bat plus, où rien n'a jamais battu peut-être; cependant qu'elle écarte son voile et nous montre ses yeux éteints, et sa bouche pâle, et ses traits flétris, nous lui remettons son voile et nous nous écrions: «Tu mens! Tu mens! Je t'aime et tu m'aimes aussi. Cette poitrine blanche est l'enveloppe d'un cœur qui a toute sa juvénilité; je t'aime et tu m'aimes! Tu es belle, tu es jeune! Au fond de tous tes vices, il y a de l'amour. Je t'aime et tu m'aimes!»
Puis à la fin, oh! Bien à la fin toujours, lorsque, après avoir eu beau nous mettre de triples bandeaux sur les yeux, nous nous apercevons que nous sommes nous-mêmes la dupe de nos erreurs, nous chassons la misérable qui la veille a été notre idole; nous lui reprenons les voiles d'or de notre poésie, que nous allons le lendemain jeter de nouveau sur les épaules d'une inconnue, qui passe sur-le-champ à l'état d'idole auréolée: et voilà comme nous sommes tous, de monstrueux égoïstes, d'ailleurs, qui aimons l'amour pour l'amour; vous me comprenez, n'est-ce pas? Et nous buvons cette divine liqueur dans le premier vase venu.
Qu'importe le flacon, pourvu qu'on ait l'ivresse?
– C'est aussi vrai que deux et deux font quatre, ce que vous dites-là, dit Rodolphe au poëte.
– Oui, répondit celui-ci, c'est vrai et triste comme la moitié et demie des vérités. Bonsoir.
Deux jours après, Mademoiselle Mimi apprit que Rodolphe avait une nouvelle maîtresse. Elle ne s'informa que d'une chose, savoir: s'il lui embrassait aussi souvent les mains qu'à elle.
– Aussi souvent, répondit Marcel. De plus, il lui embrasse les cheveux les uns après les autres, et ils doivent rester ensemble jusqu'à ce qu'il ait fini.
– Ah! répondit Mimi en passant ses mains dans sa chevelure, c'est bien heureux qu'il n'ait pas imaginé de m'en faire autant, nous serions restés ensemble toute la vie. Est-ce que vous croyez que c'est bien vrai qu'il ne m'aime plus du tout, vous?
– Peuh!… Et vous, l'aimez-vous encore?
– Moi, je ne l'ai jamais aimé de ma vie.
– Si, Mimi, si, vous l'avez aimé, à ces heures où le cœur des femmes change de place. Vous l'avez aimé, et ne vous en défendez pas, car c'est votre justification.
– Ah! bah! dit Mimi, voilà qu'il en aime une autre, maintenant.
– C'est vrai, fit Marcel, mais n'empêche. Plus tard, votre souvenir sera pour lui pareil à ces fleurs qu'on place encore toutes fraîches et toutes parfumées entre les feuillets d'un livre et que, bien longtemps après, on retrouve mortes, décolorées et flétries, mais ayant conservé toujours comme un vague parfum de leur fraîcheur première.
Un soir qu'elle fredonnait à voix basse autour de lui, M. le vicomte Paul dit à Mimi:
– Que chantez-vous là, ma chère?
– L'oraison funèbre de nos amours que mon amant Rodolphe a composée dernièrement. Et elle se mit à chanter:
Je n'ai plus le sou, ma chère, et le Code,
Dans un cas pareil, ordonne l'oubli;
Et sans pleurs, ainsi qu'une ancienne mode,
Tu vas m'oublier, n'est-ce pas, Mimi?
C'est égal, vois-tu, nous aurons, ma chère,
Sans compter les nuits, passé d'heureux jours.
Ils n'ont pas duré longtemps; mais qu'y faire?
Ce sont les plus beaux qui sont les plus courts.
XXI ROMÉO ET JULIETTE
Mis comme une gravure de son journal l'Écharpe d'Iris, ganté, verni, rasé, frisé, la moustache en crocs, le stick en main, le monocle à l'œil, épanoui, rajeuni, tout à fait joli: tel on eût pu voir, un soir du mois de novembre, notre ami le poëte Rodolphe, qui, arrêté sur le boulevard, attendait une voiture pour se faire reconduire chez lui.
Rodolphe attendant une voiture? Quel cataclysme était donc tout à coup survenu dans sa vie privée?
– À cette même heure où le poëte, transformé, tortillait sa moustache, mâchait entre ses dents un énorme régalia, et charmait le regard des belles, un sien ami passait aussi sur le même boulevard. C'était le philosophe Gustave Colline. Rodolphe l'aperçut venir et le reconnut bien vite; et de ceux qui l'auraient vu une seule fois, qui donc aurait pu ne pas le reconnaître? Colline était chargé, comme toujours, d'une douzaine de bouquins. Vêtu de cet immortel paletot noisette dont la solidité fait croire qu'il a été construit par les romains, et coiffé de ce fameux chapeau à grands rebords, dôme en castor sous lequel s'agitait l'essaim des rêves hyperphysiques, et qui a été surnommé l'armet de Mambrin de la philosophie moderne, Gustave Colline marchait à pas lents, et ruminait tout bas la préface d'un ouvrage qui était depuis trois mois sous presse… dans son imagination.
Comme il s'avançait vers l'endroit où Rodolphe était arrêté, Colline crut un instant le reconnaître; mais la suprême élégance étalée par le poëte jeta le philosophe dans le doute et l'incertitude.
– Rodolphe ganté, avec une canne, chimère! Utopie! Quelle aberration! Rodolphe frisé! Lui qui a moins de cheveux que l'Occasion. Où donc avais-je la tête? D'ailleurs, à l'heure qu'il est, mon malheureux ami est en train de se lamenter, et compose des vers mélancoliques sur le départ de la jeune Mademoiselle Mimi, qui l'a planté là, ai-je ouï dire. Ma foi, je la regrette, moi, cette jeunesse; elle apportait une grande distinction dans la manière de préparer le café, qui est le breuvage des esprits sérieux. Mais j'aime à croire que Rodolphe se consolera, et qu'il prendra bientôt une nouvelle cafetière.
Et Colline était si enchanté de son déplorable jeu de mots, qu'il se serait volontiers crié bis… si la voix grave de la philosophie ne s'était intérieurement réveillée en lui, et n'avait mis un énergique holà à cette débauche d'esprit.
Cependant, comme il était arrêté près de Rodolphe, Colline fut bien forcé de se rendre à l'évidence; c'était bien Rodolphe, frisé, ganté, avec une canne; c'était impossible, mais c'était vrai.
– Eh! eh! parbleu, dit Colline, je ne me trompe pas, c'est bien toi, j'en suis sûr.
– Et moi aussi, répondit Rodolphe.
Et Colline se mit à considérer son ami, en donnant à son visage l'expression employée par M. Lebrun, peintre du roi, pour exprimer la surprise. Mais tout à coup il aperçut deux objets bizarres dont Rodolphe était chargé: 1º une échelle de corde; 2º une cage dans laquelle voltigeait un oiseau quelconque. À cette vue, la physionomie de Gustave Colline exprima un sentiment que M. Lebrun, peintre du roi, a oublié dans son tableau des passions.
– Allons, dit Rodolphe à son ami, je vois distinctement la curiosité de ton esprit qui se met à la fenêtre de tes yeux; je vais te satisfaire; seulement, quittons la voie publique, il fait un froid qui gèlerait tes interrogations et mes réponses.