Tout ça, c'est presque rien. En plus de trente ans, je n'ai pas vu grand-chose, je n'ai pas fait grand-chose. Quelques parties de billes dans la cour.

Olive Sohn va peut-être repartir demain matin et ne plus jamais revenir, c'est même probable, après son passage la vie de Titus Colas, dit Miette, ne va peut-être pas devenir plus intéressante, je ne vais peut-être rien voir de particulièrement sensationnel à partir d'aujourd'hui, rien faire de mémorable, mais je sais que je viens de changer. Que plusieurs paramètres viennent de changer en moi, ou autour de moi. Lesquels? Mystère. Ça se verra ou ça ne se verra pas de l'extérieur, moi-même j'en sentirai ou non les conséquences, je n'en sais rien. Mais ce soir, ou plutôt depuis que je l'ai vue pour la première fois (dimanche dernier, il y a une semaine exactement), j'ai la sensation d'être passé dans un univers différent, dont je ne soupçonnais pas l'existence. Je n'ai pas la moindre idée de ce qui va m'arriver dans ce monde que je ne connais pas. A priori, il ressemble à l'autre. Ça peut d'ailleurs être le même. Est-ce plutôt moi qui me suis subitement métamorphosé au contact d'une extraterrestre radioactive? Ou au contraire (je m'embrouille mais c'est pas de la tarte, cette histoire de mutation si soudaine, indéfinissable et vaguement inquiétante), suis-je enfin devenu vraiment… humain? Qui sait si je n'ai pas davantage de matériel biologique, maintenant?

Je devrais peut-être aller faire une nouvelle analyse d'urine.

En tout cas, quelque chose a changé. Très bientôt, j'en saurai plus.

Je vais poser mon bol vide dans l'évier déjà surchargé et, avant d'aller rejoindre Olive dans le lit, je colle mon nez contre l'une des fenêtres du salon. Popeye thé Sailorman se dresse à la proue de son beau navire, qui fend triomphalement les flots. La voisine d'en face, en peignoir bleu, est toujours assise devant son Minitel mais tourne la tête vers la télé allumée dans un autre coin de la pièce. Distraitement, elle mange un truc dans un bol, à la cuillère, sûrement une soupe. Une soupe chinoise, peut-être, c'est facile, c'est rapide, c'est mangeable, et c'est pour une personne. De temps en temps, elle jette un coup d'œil vers l'écran du Minitel, probablement pour voir si on lui a envoyé un message.

L'immeuble qui se trouvait sur la gauche en face a été détruit l'année dernière. C'était une sorte d'école abandonnée, ou de petit gymnase, un bâtiment très haut de plafond avec de grandes baies vitrées, investi par une quinzaine de squatters depuis deux ou trois ans. Ils y organisaient toutes sortes de choses, on pouvait aller y manger pour trente francs. Depuis que les engins de démolition sont passés, rien n'annonce une nouvelle construction. Il ne reste qu'un grand vide à peu près carré, un vide fermé sur trois côtés par les deux immeubles voisins et le dos de celui qui donne sur la rue parallèle, et le long du trottoir par une haute palissade vert et blanc. De toute évidence, personne ne peut y pénétrer. Des touffes d'herbe poussent sur la terre apportée l'an passé par les bennes pour combler le trou des fondations du squat. D'où a bien pu venir cette herbe? Des graines transportées par le vent? Il n'y a pas tellement de graines disponibles, dans le quartier… De l'herbe tombée de nulle part.

Le plus surprenant, cependant, ce n'est pas l'herbe. C'est ce que je viens d'apercevoir. Deux formes qui bougent très vite à l'intérieur de ce carré plongé dans l'ombre. Une forme blanche, une forme noire. J'ouvre la fenêtre pour essayer de mieux les distinguer.

Entendant du bruit, la voisine tourne la tête vers moi. J'ai l'impression qu'elle veut me sourire pour me dire bonjour, mais elle ne le fait pas. Elle se replonge dans son Minitel.

Les lampadaires orange m'aident à reconnaître deux animaux. Je crois d'abord que ce sont de gros rats, mais à la manière dont ils se déplacent, je me rends vite compte qu'il s'agit de deux lapins. Même si je n'y vois pas grand-chose, et bien que ce soit déconcertant, j'en ai la quasi-certitude: il s'agit de deux lapins. Ou de deux kangourous minuscules, mais je préfère ne pas y penser. Ce ne sont pas des lapins nains – j'en ai eu un, Choupette, je sais ce que c'est. Pour quelqu'un qui vit en milieu rural, la présence de deux gros lapins en face de chez lui n'a rien de réellement étonnant. Mais dans Paris, les gros lapins en liberté se comptent sur les doigts d'une main (et encore, je suis optimiste). Alors les gros lapins qui étaient en liberté dans Paris et qui ont réussi à bondir par-dessus une palissade de trois mètres pour aller s'enfermer dans un enclos où ils pourront trouver un peu d'herbe, n'en parlons pas – même si on suppose qu'ils ont fini par s'adapter à la vie en milieu urbain (comme les cafards), en développant des pattes arrière superpuissantes pour leur permettre de sauter les murs. Non. La seule hypothèse plausible, c'est que leur maître les ait jetés là. Ce serait assez barbare, mais la vie moderne dans les grandes métropoles trouble dangereusement certains esprits. Je repense à ce que disait la jeune Samira, tout à l'heure: «J'en ai rien à branler, de tes cochons d'Inde!» Ça pourrait coller… Elle s'énerve, elle ne peut plus voir ces cochons d'Inde en peinture (elle en est jalouse, Farid leur accorde toute son attention), elle les lance. Oui mais non. Si ces trucs-là sont des gros cochons d'Inde bondissants, c'est comme pour les kangourous, je préfère ne pas le savoir. Je ne sais plus quoi penser. Car franchement, le coup des deux pauvres bêtes abandonnées là par leur maître sans foi ni loi, j'ai du mal à imaginer la scène: le type louche qui avance sur le trottoir avec un gros sac, jette des regards inquiets de tous côtés, s'arrête et balance ses deux gros lapins de toutes ses forces au-dessus de la palissade avant de s'enfuir à toutes jambes, ça me semble peu crédible. D'un autre côté, portés par le vent comme des graines, même bébés, ça m'étonnerait. Ils vivaient peut-être dans l'un des immeubles voisins et ont sauté d'une fenêtre, irrésistiblement attirés par l'herbe? Ou bien… Oui, pourquoi pas, deux gros lapins tombés du ciel.

L'autre possibilité, c'est que je sois victime d'une hallucination. Il faut toujours envisager ce genre d'éventualité. L'afflux récent d'une grande quantité de matériel biologique dans mon corps m'affolerait-il les sens? Possible.

Quoi qu'il en soit, je vois deux gros lapins, un noir et un blanc, en face de chez moi. Je vais aller m'allonger près d'Olive.

Je me dirige vers la chambre. J'ai mal à une dent.

Le lendemain, quand j'ouvre les yeux, le visage de Néfertiti est à quelques centimètres du mien. Elle me regarde fixement. Je parviens à ne sursauter que dans mon for intérieur, je tente de sourire, et comme mes lèvres engourdies, encore prisonnières du sommeil qui ne s'effiloche que lentement, me donnent l'air encore plus niais que d'habitude lorsque je m'essaie à ce genre d'aménités faciales, je me dérobe en l'embrassant – je prends soin de garder la bouche bien fermée pour lui épargner mon haleine de phoque hépathique. (Je ne connais pas encore son goût pour les odeurs corporelles les plus entêtantes.) Elle n'est pas partie, c'est la première bonne nouvelle de la journée. Elle se serre contre moi, me prend dans ses bras et me lèche l'oreille. C'est la deuxième bonne nouvelle de la journée. Ce lundi s'annonce bien. Cette semaine s'annonce bien. Ce… Non.

Un quart d'heure plus tard, elle se lève et me déclare qu'elle descend boire un café au Saxo Bar. Encore englué dans le lit, je demande:

– Tu ne préfères pas que je t'en fasse un ici? J'ai du jus d'orange et des pépitos, si tu veux.

– Non, les cafetières électriques font du café dégueulasse.

– Ah…

– Oui. Et puis j'aime sortir le matin à peine réveillée. Me sentir étourdie dans la lumière.

Elle revient du salon en tenant dans les bras son manteau de cuir rouge, sa culotte, ses mi-bas bleu marine immondes, ses Kickers, son sac, son bonnet de lapin (non, je ne lui parie pas des lapins, je vais d'abord aller vérifier) et se rhabille devant moi. La culotte est une sorte de Petit Bateau version années 50, une grande culotte en coton blanc épais qui ressemble plus à un maillot de catcheur qu'à un sous-vêtement féminin. Jusqu'à présent, ce n'est pas ce qui me rendait fou de désir. Elle s'assied sur le lit pour enfiler ses mi-bas. Je commence à me demander si tout ça est bien raisonnable.