Autruche Sans Mesure n'a pas changé de position, couchée sur le flanc en travers du lit, mon corps en vide entre ses bras. Je pose mon bol sur la table de nuit, je m'agenouille sur le matelas, je veux l'embrasser mais dès que je la touche elle bascule et se retrouve sur le ventre, comme si elle tenait en équilibre sur le côté. Elle dort.

Elle mesure un mètre soixante-quinze et pèse cinquante-six kilos (je l'apprends plus tard – j'ai l'œil précis, mais pas à ce point). Ses cheveux sont fins et très blonds, or clair. Ils touchent ses épaules et ne sont pas coupés de manière régulière. Elle a trois grains de beauté dans le dos, un entre les omoplates, saillantes, et deux autres juste au-dessus des reins, cambrés. Elle a la taille étroite, les hanches rondes et laiteuses (pas une trace de mes sévices…) et les plus belles fesses qu'on m'ait jamais montrées (l'amour ne m'aveugle pas: je suis l'un des plus grands spécialistes européens des fesses, c'était quasiment ma seule passion jusqu'à présent), des fesses rebondies mais légères, pleines et douces, ni musclées ni grasses, des fesses modèles. Les fesses que devait avoir Eve, je pense, ou Mata Hari. Des fesses qui incarnent toute la grâce de la vie sur terre. Les cuisses, qui prolongent harmonieusement les fesses, sont longues, blanches, tendres, élastiques sous les doigts. Les genoux, vus de dos, semblent fragiles – quelques veines bleues sont très apparentes, du bleu des gommes à encre. Les mollets sont fermes et bien galbés, comme on dit dans les journaux. Elle a un peu de corne sous les pieds.

Sans vraiment réaliser ce que je fais, je la retourne. Elle ne proteste pas plus qu'un cadavre.

Son front est haut, clair, on distingue une cicatrice presque invisible au-dessus du sourcil gauche, ses sourcils sont assez épais, marqués, ses yeux plus écartés que chez la plupart des gens – entre eux, la taroupe paraît plus large et plus plate que chez la plupart des gens. Ses oreilles sont plutôt petites et parfaitement propres (elle utilise des Cotons-Tiges deux fois par jour). Son nez est… normal, ni grand ni petit, ni rond ni pointu. Sa bouche est charnue, rouge. Elle a une tache de nicotine sur une incisive inférieure. Et un petit bouton sur le menton. Un autre à côté du nez. Son cou est long, fin, diaphane (comme dit ma tante), on s'imagine pouvoir le casser d'une seule main ou le déchirer d'un coup d'ongle. Ses épaules sont étroites et doucement arrondies, ses bras déliés et délicats, ses poignets frêles, ses mains menues, ses doigts enfantins, mal dégrossis (mais à la fois osseux: ils ressemblent à des morceaux de bois), ses ongles coupés court – sauf celui de l'annulaire de chaque main («Je les laisse pousser à tout hasard, pour donner du plaisir ou pour faire mal», me dit-elle le lendemain). J'ai déjà parlé de ses seins, peu volumineux («des seins défavorisés», dit-elle), troublants. Les bouts durcissent vite lorsqu'on les touche. Elle a un grain de beauté sous le sein gauche, un autre au niveau de l'estomac et un troisième à droite du nombril. Son ventre est plat, mais pas creux. On le devine bombé lorsqu'elle est debout. Son nombril est rond et profond (quand on tente d'y poser un doigt, elle hurle comme si elle craignait que la membrane trop fragile ne cède). Les poils de sa chatte, peu nombreux (son mec Bruno lui a demandé de s'épiler), sont châtains et soyeux. Son mont de Vénus est nettement convexe. Ses genoux, vus de face, ne sont ni gros ni noueux, au contraire, mais semblent solides. Indestructibles. Ses jambes sont lisses, douces et pâles. Elle a une tache de naissance sous le genou droit. Ses chevilles sont aussi frêles que ses poignets. Je passe une main sur ses mollets, ses cuisses, son ventre, ses seins, son cou. Je soulève une paupière, persuadé qu'elle va se réveiller. Son œil, gris-bleu, ou vert, est éteint – ou regarde l'infini. Je l'observe longtemps. Il ne me voit pas et je ne parviens pas non plus à le fixer, à saisir l'image concrète de cet œil fantôme. Son œil est mystérieux. Je relâche la paupière. J'écarte ses jambes. Sa chatte est sombre et close. Une allumette ne pourrait pas y entrer. Ses grandes lèvres sont gonflées. Je les entrouvre. À l'intérieur, c'est écarlate. Je referme. J'observe cette fente de chair close, éteinte, cette faille sensible que convoitent tous les hommes de la terre, et qu'ils savent inaccessible lorsqu'ils croisent une femme dans la rue. Je l'observe longtemps. Sa chatte est mystérieuse. Comme son œil. Tout à l'heure, quand on baisait fort, je touchais le col de son utérus.

Je vais mettre de la musique dans le salon (un disque de Malher parce que c'est ce que j'écoutais à vingt ans quand je rêvassais à la célèbre femme idéale, à la compagne «naturelle» qui, j'en étais convaincu, partagerait bientôt ma vie (espoir rangé depuis belle lurette dans un tiroir de ma cuisine sale de célibataire)) et je m'installe sur le canapé, car le corps nu qui repose dans ma chambre me semble, même endormi (peut-être justement parce qu'il est endormi), une présence trop intense, une source de vie trop dense et irradiante pour que je puisse passer plus de quelques minutes à côté sans me mettre à vibrer comme un atome dans un champ magnétique. Je termine lentement mon café, en regardant tantôt la fenêtre encore éclairée de ma voisine d'en face (une jeune femme brune, corpulente, qui passe ses nuits à taper sur son Minitel en fumant clope sur clope), tantôt la photo de Greta Garbo que j'ai punaisée sur le mur entre deux fenêtres (elle a dix-huit ans, elle est en maillot de bain, flanquée de deux grands gaillards, et ne fixe pas l'objectif mais juste à côté, comme si elle s'intéressait à quelque chose au-delà, comme si elle considérait le monde en face d'elle, la vie qui l'attend, avec un demi-sourire et un regard de défi amusé et confiant).

Qu'est-ce que j'ai fait jusqu'à maintenant? Qu'est-ce que j'ai vu, qu'est-ce que j'ai entendu, qu'est-ce que j’ai dit, qu'est-ce que j'ai pensé, qu'est-ce qui m'a fait sourire, qu'est-ce qui m'a étonné, qu'est-ce qui m'a ému, qu'est-ce que j'ai acquis, qu'est-ce que j'ai vécu, de ma naissance à nos jours?

On m'a appelé Titus Colas, j'ai vu ma mère percuter des murs et renverser des chaises jusqu'à sa mort, j'ai essayé d'éviter les claques de mon père qui fusaient comme des éclairs une nuit de tempête, j'ai pleuré quand ma sœur est partie, j'ai suivi des cours qui m'ennuyaient, obéi à des profs qui me jugeaient sans cesse, j'ai fait quelques parties de billes dans la cour, puis j'ai pris quelques cuites (sans jamais oublier, en buvant le premier verre, de trinquer mentalement avec ma mère), j'ai couché avec quelques filles de la campagne, je me suis sauvé de Strasbourg avec la chaude-pisse, j'ai vendu des hamburgers chez Quick (on m'appelait Titi), des sets de table en porte-à-porte (je m'appelais Laurent Legallec), des bijoux fantaisie sur la Croisette pendant le festival de Cannes (on m'appelait la Perle), j'ai vendu des kebabs à Laval (on m'appelait le Grec), j'ai été animatrice de Minitel rose (je m'appelais Sophie, Claire, Anne ou CHIENNE À SALIR), j'ai écrit des horoscopes dans un grand quotidien (je m'appelais Cécile Marty), j'ai testé des centaines de jeux vidéo, j'ai travaillé dans une boîte de pub infestée de squales arrogants et cons comme des bœufs, j'ai trouvé quelques slogans minables, quelques slogans efficaces, j'ai passé mon permis de conduire, j'ai lu cinq ou six livres, j'ai mangé beaucoup de pommes de terre à l'eau et beaucoup de bonnes choses, j'ai baisé beaucoup de filles dont je ne me souviens plus du prénom, j'ai glissé mes doigts, ma langue et ma bite dans toutes sortes de chattes – quand je pense aujourd'hui à ces chattes, je les vois comme des photos en gros plan, rangées dans un album -, dans pas mal de trous du cul aussi, j'ai voyagé en train, en avion, en bateau, j'ai passé quelques jours dans quelques pays d'Europe, j'ai descendu le Nil en bateau, j'ai marché dans les rues de New York, de Pointe-à-Pitre, de Tokyo, de Saint-Pétersbourg, j'ai gagné de l'argent aux courses, j'ai perdu de l'argent aux courses, j'ai acheté des chaussures, des pantalons, des plats surgelés, des paquets de café, des disques, des draps, des briquets, des verres, des piles, des appareils et des machines, d'innombrables tubes de dentifrice et autant de savons et de shampooings, j'ai essayé brièvement l'herbe, le shit, la colle, le trichlo, les acides, les amphés, la coke, j'ai testé plus de vingt marques de whisky, ingurgité un nombre incalculable de litres de bière et de vin, j'ai donné des milliers de coups de téléphone, je me suis fait des dizaines d'amis que je ne voyais que tous les trois ou quatre mois, j'ai eu deux hamsters, dont un qui s'appelait comme moi, deux cochons d'Inde, une souris, un lapin nain, deux ou trois tortues, deux ou trois poissons rouges, un bernard-l'ermite, deux chiens, un chat, des cafards, des pous, des morpions, des gonocoques, des chlamydiae, j'ai eu des angines, des bronchites, des grippes, des gastro-entérites, la scarlatine, la rougeole, les oreillons, des coliques néphrétiques, une torsion de testicule, j'ai eu quatre accidents de voiture, rien de grave, je me suis cassé le bras en faisant du cheval, un bouledogue m'a laissé une cicatrice au mollet gauche, un poissonnier ivre mort m'a donné un puissant coup de tête une nuit dans un bar de Pigalle, j'ai couru de Bastille à la Concorde pour échapper à quatre Noirs chauves et agressifs, j'ai fait du basket, de la natation, du ski, du ping-pong, j'ai vu un Anglais mâcher et avaler des coupes de champagne, j'ai vu une jeune femme décapitée sur le bord de l'autoroute du Sud, dans un carambolage, j'ai vu un clochard se branler dans les couloirs du métro, j'ai vu une fille courir nue rue de Vaugirard, à quatre heures du matin, j'ai vu un jeune type à l'air bizarre faire un clin d'œil à un chameau à Assouan, j'ai vu plus de quarante mille fois ma tête dans la glace, j'ai vécu dans une maison et deux appartements, j'ai passé près de sept cents fois l'aspirateur, je me suis fait couper les cheveux plus de cent cinquante fois, j'ai coupé environ six cents fois mes ongles et j'ai jeté cinq mille sacs-poubelle.