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On s’explique maintenant que Damville s’empressa de se saisir de Jeanne et de sa fille pour que François ne pût jamais les rencontrer; on s’explique aussi sa modération relative vis-à-vis de ses prisonnières; on s’explique qu’il ne chercha pas à avoir de fréquents entretiens avec Jeanne, et qu’il n’essaya pas d’user de violence.

Il voulait un beau jour lui apparaître pour lui dire:

– Je suis immensément riche, je suis le plus puissant du royaume après le roi; je serai peut-être un jour roi de France, car en notre temps, le pouvoir appartient aux plus audacieux. Voulez-vous partager cette puissance et cette richesse, en attendant que je place une couronne sur votre tête?

Et il ne doutait pas d’éblouir Jeanne de Piennes!

On comprend donc l’immense intérêt qu’avait Damville à ce que le chevalier de Pardaillan, féal de Montmorency, croyait-il, ignorât toujours où se trouvaient Jeanne et Loïse.

De là, la nécessité de cacher cette retraite au vieux Pardaillan qui n’hésiterait pas à avertir son fils! De là, la fureur du maréchal lorsque d’Aspremont lui eut persuadé que le vieux routier avait suivi la voiture! De là, sa résolution de le tuer d’abord, de tuer ensuite le fils!

Or, il croyait que le vieux Pardaillan était mort, au moment où il quitta Paris pour se rendre à Blois à la suite du roi.

Il partit donc confiant, se contentant de recommander à Gilles de faire bonne garde dans la rue de la Hache.

Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils!

Et quelles durent être ses pensées lorsqu’il vit Jeanne elle-même!…

C’était l’écroulement de tout son plan!

Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d’un coup d’œil, et lorsqu’il reprit le chemin de l’hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main, qui ne pardonnait jamais, les deux Pardaillan.

Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu’il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s’échapper de chez Alice.

Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant: «Ces deux hommes sont à vous, prenez-les!» Mais en cédant, il s’était dit simplement qu’ainsi il les tenait tous quatre et qu’il les reprendrait dans un seul coup de filet.

Malgré ces assurances qu’il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d’inquiétude, et lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes, il écumait de rage.

Certainement, le sieur Gilles allait payer de sa vie cette inquiétude du maréchal.

Il entra seul dans l’hôtel, ayant renvoyé son escorte à sa maison des Fossés-Montmartre.

Il parcourut rapidement l’hôtel sans retrouver personne.

– Fou que je suis! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre!… à moins qu’il n’ait fui!… à moins encore que, d’accord avec le damné Pardaillan, il ne soit près de lui!…

Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu’il eut l’idée de pousser jusqu’à l’office.

Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.

Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.

Il se pencha et aperçut une faible lueur.

– Si ce pouvait être lui! grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n’y aurait que le cadavre de changé!

Il descendit avec précaution.

À mesure qu’il descendait, l’intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.

Et lorsqu’il s’arrêta enfin à la dernière marche, il demeura saisi d’étonnement.

Un spectacle étrange, presque fantastique, s’offrit à sa vue.

Et un sourire livide détendit ses lèvres.

Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre au spectacle en question.

La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.

Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche apparaissaient deux hommes.

L’un d’eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.

L’autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.

Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l’âme la plus dure.

L’autre était un vieillard à physionomie démoniaque; une espèce de rictus qui découvrait les trois ou quatre dents de ses mâchoires desséchées comme du parchemin, balafrait ce visage couturé de rides, et la lueur de la torche faisait briller ses yeux d’étranges paillettes rouges.

Il était accroupi plutôt qu’assis sur son billot, et il s’occupait très consciencieusement à aiguiser un couteau de cuisine long, mince et affilé.

Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, le maréchal le reconnut aussitôt, ainsi que le malheureux attaché à son poteau.

Le vieux, c’était Gilles.

Le jeune, c’était Gillot.

Expliquons en quelques mots comment Gillot se trouvait dans cette cave, alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d’espace possible entre lui et son digne oncle.

Gillot, comme nos lecteurs ont pu le constater, avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. L’on sait assez avec quelle prodigalité le ciel qui, assurent les bonnes âmes, se charge de répandre sur la terre les bonnes et les mauvaises qualités, a distribué les vices et avec quelle révoltante parcimonie il a épandu les vertus. Gillot était vicieux. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant et même «faignant» – car il y a une nuance entre la «fainéantise» et la «faignantise» – méchant quand il le pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.

Mais par-dessus tout, Gillot était avare.

Il tenait cela de son oncle, qui était l’avarice incarnée.

Ce fut cette avarice qui perdit l’infortuné Gillot, de même que l’amour perdit Troie.