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Quelque chose se délita en lui, comme une vieille structure pourrie. Ses mâchoires se crispèrent pour chasser le flot d'émotions qui se déversait là, à l'intérieur, barrage cédant devant la crue

Il laissa tomber la trousse à pharmacie sur la banquette et se rendit à nouveau à l'arrière de la voiture.

Il trouva une grande serviette de bain dans sa valise, dérobée à l'hôtel tyrolien. Il trouva aussi un pull noir à glissière et un large battle-dress de l'armée bosniaque.

Il posa le tout à côté d'Alice dans un parfait silence. Dans la serviette il y avait une savonnette neuve, dérobée à l'hôtel elle aussi. Il vérifia que son paquet de cigarettes était bien dans sa poche et décida d'aller en griller quelques-unes dans la campagne.

Lorsqu'ils étaient revenus à Split. dans l'arrière-pays croate, après Sarajevo et leur campagne en Bosnie centrale, ils s'étaient retrouvés quelques-uns dans un petit hôtel de la ville. L'hôtel était bondé de journalistes et il ne se trouvait pas très loin du grand machin touristique international où logeait le gros des équipes humanitaires, des journalistes, des responsables de l'ONU, militaires ou civils, et aussi un bon paquet de touristes en tous genres, dont pas mal de fonctionnaires d'ambassades ou de secrétariats d'État aux affaires européennes. Un soir, il s'était retrouvé invité à une sorte de party donnée par un quelconque bureaucrate du lieu. Ludjovic, le jeune bandit croate, était revenu avec quelques cartons. Sans doute dealés à un journaliste en échange de quelques photos, ou d'un témoignage quelconque. Ludjovic avait des foules d'histoires à raconter aux divers «correspondants» et «envoyés spéciaux», à condition qu'ils aient le répondant nécessaire.

Bref, vers neuf heures, ils étaient arrivés, eux trois, Béchir, Ludjo et lui au quinzième étage de l'hôtel où le bruit feutré des conversations se mêlait aux éclairs cristallins des coupes de champagne. Les cartons demandaient expressément de venir en «tenue-de-soirée-exigée» et Hugo n'avait pas été pris au dépourvu. Dans ses bagages, laissés à la consigne de l'hôtel avant son départ pour Sarajevo, il y avait un splendide smoking anglais et les chaussures adéquates. Il s'était juré de boire une coupe de champ en smoking, une nuit, à Dubrovnik, quand il serait temps de rentrer. Ensuite sans doute, aurait-il brûlé le smok sur la plage, dans un rituel dont le sens lui paraissait obscur.

Cela fut plus difficile pour Béchir et Ludjo mais les ressources du Croate semblaient sans limites, même si le costume de Béchir était visiblement d'une bonne taille trop court.

Le type à l'entrée du vaste salon de conférences les examina d'un œil neutre en prenant connaissance de leurs cartons. Il eut quand même un haussement de sourcil devant l'immense stature de Béchir, moulé dans son smok à deux sous, et qui lui souriait de toute sa splendide moustache.

Béchir avait été flic, dans le temps, à Sarajevo. Comme il le disait souvent, quand la guerre serait terminée lui et Ludjo se retrouveraient chacun l'un en face de l'autre, comme avant. Mais en attendant, putain, il fallait convenir qu'ils formaient un sacré tandem et qu'avec sa bande de gangsters plus les cinglés occidentaux genre Hugo Toorop ça commençait à faire une foutue équipe… Le général Ratko Mladic en savait quelque chose.

Les petits fours étaient excellents, pour un pays en guerre. Mais il faut savoir que les ambassades et les institutions internationales ont des ressources illimitées pour pouvoir acheminer du Roederer et des delicatessen en tous lieux du globe. Hugo commença à dévorer les petits fours et à s'envoyer sans complexe plusieurs flûtes de champagne à la file.

La soirée était ennuyeuse, évidemment, mais à un moment donné ils se retrouvèrent tous les trois près d'un groupe de personnes discutant à côté de la table.

Un jeune Anglais. Et des Français. Les Français étaient omniprésents à Split. Surtout ceux des organismes gouvernementaux qui «couvraient» la guerre. À Split il n'y avait pas de cave où l'on crucifiait des adolescentes…

Sa connaissance des deux langues lui permit de comprendre l'espèce d'esperanto franglais qui faisait office de langage dans le groupe.

Il comprit tout d'abord que la contre-offensive croate dans la Krajina représentait une menace pour le processus de paix entamé par la conférence de Genève. Les Croates ne jouaient pas le jeu…

Non, pensait Hugo, ils ne jouent pas le jeu, effectivement. Ils n'acceptent pas le découpage de leur nation et le gel des conquêtes serbes sous la haute bénédiction de la Forpronu.

La discussion dériva ensuite sur les pressions des peuples européens en faveur d'une intervention immédiate..

– You know, disait le jeune fonctionnaire britannique, en Angleterre aussi de nombreuses personnes plaident pour l'intervention occidentale, il n'y a pas qu'en France…

Du français de haute université. Accent presque irréprochable.

– Oui, bien sûr répondait une jeune femme blonde, sanglée dans un impeccable tailleur haute couture, mais c'est quand même chez nous que ça pose le plus de problèmes, tout ce pathos belliciste… Il y a tous ces intellectuels… Les éternels agités en chambre…

Seigneur, pensa Hugo, pathos belliciste…

– Vous savez c'est comme ça, enchaînait un autre Français, puis se mettant à l'anglais aussitôt, sans doute plus chic: We will have to face a lot of protestations, demonstrations, petitions in the aim to force us to plan an armed operation against the Serbians. We must be prepared, ready to let the dogs scream and continue our work, here, to reestablish the peace.

Nom de dieu, laisser les chiens hurler, pensa Hugo. Il en avait une bien bonne sur les chiens…

– Oui, bien sûr, répondait poliment l'Anglais en français. Mais vous admettrez comme moi que si les Serbes ne jouent pas le jeu non plus à Genève…

– Ils joueront le jeu, croyez-moi, intervint un troisième. Il n'y a plus qu'à tempérer les Bosniaques et leur faire accepter le concept de provincialisation…

– Vous savez comme moi que jamais ils n'accepteront cela, répondait l'Anglais, désespéré mais quand même conscient du fait.

EN EFFET, pensait Hugo, presque tout haut.

C'est la jeune femme qui mit le feu aux poudres.

– Ils finiront par se faire une raison. Vous verrez, le pays pansera ses blessures… la provincialisation, croyez-moi, ils finiront bien par l'accepter…

La voix même de la bonne conscience.

Une gorgée de champagne. Qui fit trembloter son collier de pierres.

– Excusez-moi, mais… dites-moi, intervint Hugo tout à trac, sur un ton parfaitement détaché (comme s'il demandait l'heure, ou une rue), «provincialisation» c'est bien la nouvelle terminologie officielle pour «apartheid», c'est ça?

Il avait lâché ça en français, sans la moindre trace d'un quelconque accent, évidemment.

Cinq paires d'yeux ronds et parfaitement scandalisés l'avaient fixé.

– Qui êtes-vous? avait alors lâché la jeunell femme blonde, tandis que les autres se muraient dans un profond silence, plongeant le nez dans leur coupes de champagne.

Il avala d'une large rasade ce qui restait du sien, puis plantant ses yeux dans ceux de la femme blonde:

– Moi? Oh, je suis juste un de ces intellectuels pathologiquement bellicistes, vous savez, le genre qui ne supporte plus que les hurlements soient couverts par le bruit feutré des conférences.

La femme le regardait avec un regard froid, hautain et non exempt de colère rentrée.

– Je vois, murmura-t-elle.

Les quatre autres cherchaient désespérément le moyen de se concentrer sur les assiettes de petits fours. L'Anglais dansait sur un pied, buvant un verre vide.

Le regard de la femme se fixa sur le petit emblème que Hugo s'était senti obligé de porter à la boutonnière. Une couronne de lauriers et de roses, s'enroulant à sa base autour d'un globe terrestre, encerclait une tête de mort borgne et souriante, où se croisaient deux vieux peacemakers modèle guerre de sécession. L'insigne de la première Colonne Liberty-Bell, «Freedom Fighters Force». Une petite centaine de gars comme lui, dont dix étaient déjà morts, et une bonne douzaine d'autres allongés dans un hôpital de fortune quelconque.