Les relectures et les corrections m'occupent encore une bonne demi-heure. Quand je me retourne pour reprendre la conversation, je constate que l'Américain s'est endormi. Au moment d'arriver à Dieppe, je le secoue. Il dresse sa tête ébouriffée et prononce, vaseux:
– Pardonnez-moi cette absence…
– Arrête de me vouvoyer, et ne t'excuse pas tout le temps. Je vais te présenter Solange, qui est ma meilleure amie – bien qu'elle ait trente ans de plus que moi. C'est une femme très cultivée. Je me réfugiais tout le temps chez elle, pendant mes études.
Tout en palabrant, je débarque dans le hall de la gare, suivi par mon hurluberlu en tenue de campagne. Au-dessus des casquettes et des chignons dépasse le visage ridé de Solange, planté sur son corps de grand arbre sec. Je lui fais signe tandis que David s'avance pour un baisemain – croyant devoir agir ainsi avec une femme du monde. Mais elle dresse les bras en annonçant:
– Il fait un temps magnifique, vous avez bien fait de venir.
Interrompu dans son mouvement, l'Américain reste plié en deux. Solange s'étonne:
– Il est bizarre, votre ami. Puis à David:
– Redressez-vous, mon vieux! Et en voiture… La petite automobile longe les bassins du port
de Dieppe où se balancent les mâts des plaisanciers. Nous grimpons sur le plateau en direction de Varangeville. C'est un jour chaud qui annonce l'été. Les vitres baissées laissent passer des parfums de fleurs. On aperçoit la mer alanguie, d'un bleu vaporeux entre deux pans de falaise. Solange s'adresse à David:
– Puisqu'il semble que cela vous intéresse, je vais tout vous expliquer. Et ne m'interrompez pas. En 1865, mon arrière-grand-père a fait construire cette villa où il recevait les peintres et les musiciens. Il avait fait fortune dans l'industrie et se flattait d'être mécène.
David écoute avec attention. À droite, une voiture essaie de griller la priorité. Solange, furieuse, tourne la tête vers l'autre conducteur; elle pointe vulgairement le majeur vers le chauffard et accélère. David la regarde, ébahi:
– Nous disions donc, jeune homme, qu'en 1865…
Je l'ai connue quand j'avais dix-sept ans. Mes grands-parents passaient leurs vacances dans une villa des environs. Ils m'avaient présenté Solange lors d'une réception estivale et, tout de suite, j'avais adoré ce mélange de manières raffinées et grossières, loin du style guindé de la bourgeoisie havraise. Solange avait tout lu mais elle jurait comme un charretier. Après mon installation à paris, elle m'invitait souvent, le week-end, dans sa propriété normande. Elle m'encourageait, croyait en mon talent. Nous bavardions dans son salon ouvert sur la mer: comme un asile dégagé de toute angoisse, de toute appréhension.
La voiture entre dans le parc. Derrière les pelouses fleuries se dresse un manoir à colombages encadré de pins maritimes. La maison se prolonge dans une quantité de décrochements, d'ailes, de petits toits d'ardoises couverts de lierre. Une terrasse domine les bois qui descendent tout droit vers la plage.
Solange joue parfaitement son rôle. Elle entraîne David dans un vestibule sombre, orné de fresques représentant la station à la fin du xrxe siècle. Puis nous entrons dans la véranda qui domine la mer, à cent mètres d'altitude: partout, devant nous, le bleu pâle de la Manche, paisible et chaude comme une mer du Sud. Sur la gauche, une paroi de falaise crayeuse remonte vers le plateau. On distingue dans les broussailles une maison en ruine. David s'exclame:
– C'est incroyable! On dirait la vue d'un tableau de Monet… avec la cabane du douanier sur la falaise.
Solange le regarde en fronçant les sourcils:
– Évidemment, pauvre con! Puisque je vous dis qu'il a peint dans cette maison. Je vous montrerai ses lettres si vous êtes sage.
David reste groggy. On passe à table où la maîtresse des lieux continue ses explications dans une odeur de brûlé. Dernière à s'en apercevoir, Solange se tait brusquement, soupire et précise sur un ton de reproche:
– Il ne faut pas me distraire quand je fais de la cuisine!
Furieuse, elle disparaît puis revient, quelques instants plus tard, tenant un plat carbonisé:
– Ce sera infâme! promet-elle. L'Américain commence à se détendre. Soudain,
il rigole et Solange le fixe du regard, en lançant:
– Qu'est-ce qui vous arrive? C'est très sérieux ce que je vous explique.
À la fin du repas, nous allons prendre le café près du tennis abandonné. Un peu voûtée, mains jointes derrière le dos, la vieille dame entraîne son nouveau protégé sur les graviers en lui demandant:
– Et vous, racontez-moi votre histoire…
Une silhouette apparaît au fond du jardin. La femme de ménage approche, portant un panier. Oubliant David, Solange rejoint son employée et lui prend l'épaule, en se livrant à d'urgentes confidences:
– Vous savez ce qui s'est passé hier? Ce petit enfoiré de brocanteur s'est rendu chez la pauvre Mme Dujardin pour lui extorquer ses meubles.
Elle m'a téléphoné, complètement paniquée. Je lui ai dit de m'avertir s'il remettait les pieds chez elle! Elle revient déjà dans l'autre sens. Et, comme nous restons plantés sur les graviers, elle s'exclame, agacée:
– Alors, vous venez le prendre, ce café? L'après-midi s'écoule près du tennis. Un reste
de filet gît dans les fleurs sauvages. Nous somnolons sur des chaises de jardin, à l'ombre des pommiers. David raconte à Solange ses débuts dans la vie. Il évoque son père, un étudiant français. Cela me rappelle mon voyage à New York, mais je n'ai pas envie de parler. Il fait chaud et je bâille dans les senteurs du jardin. Comme l'heure du train approche, Solange demande:. – Vous restez dormir?
David doit rentrer. Il a rendez-vous à Paris, demain matin, pour un téléfilm dans lequel on lui propose de jouer son rôle de Candide américain découvrant la France moderne; afin de gagner un peu d'argent. Solange l'invite à revenir cet été. Il remercie avec dévotion. Elle ajoute:
– Et puis, faites un peu moins de manières, détendez-vous, mon bonhomme!
Quant à moi, la campagne me fera grand bien. Tandis que je somnole, ma vieille amie reconduit David à la gare de Dieppe. La voiture s'éloigne sur les graviers. Un quart d'heure plus tard, saisi par l'agréable fraîcheur de fin d'après-midi, je décide d'aller me promener sur la falaise.
J'ai souvent fait cette balade qui longe la mer, à pic. Le sentier court parmi les herbes, surplombe l'étendue aux couleurs changeantes: rouleaux verts de tempête, petits moutons blancs de brise, ciel et mer d'un même gris lamé ou bleu cotonneux, comme aujourd'hui. Tout en bas, quelques barques tracent leur sillage pour relever des casiers. Le chemin est dangereux par endroits, où le rebord crayeux menace de s'effondrer. Des corniches inaccessibles abritent les nids de goélands sur lesquels veillent des mères hautaines. Cent mètres plus bas s'étend la grande plaque rocheuse qui se découvre à marée basse.
Gonflé par le soleil, guéri de tous les maux, je foule les fleurs au-dessus de la mer étale. Quelques oiseaux planent à côté de moi. Taxi Star perd toute importance et je songe que je suis un corps, quelque part dans l'infini. Ce corps qui marche au sommet de la falaise – relié au ciel et à la mer – me paraît plus réel que mon corps parisien et ses tourments abstraits. La ligne de falaises se prolonge au loin, mêlant le blanc de la craie aux teintes rouges et terreuses. Broutant sur le plateau, les vaches normandes portent la même couleur brune tachée de blanc. Les autochtones ont la peau blanche et les cheveux roux, comme si tout sortait d'une même pâte.
Le sentier se resserre au bord de la falaise. De fortes clôtures bordent les pâturages pour empêcher les vaches de se jeter dans le précipice. J'avance sur une étroite bande de terre, entre les barbelés et l'abîme. Un coup de carabine résonne au loin. Je savoure le paysage, l'oeil gauche contrôlant mes pieds au bord de la falaise, l'œil droit lorgnant les vaches, le corps en harmonie avec les éléments. Je me sens bien.