de Dieppe.
Le gendarme a parlé d'un accident grave. Solange serait dans le coma. Ma jambe me fait mal mais cela n'a plus d'importance. Le chauffeur me parle et je réponds évasivement. Un chien traîne au bord de la nationale. Je frémis comme si cette créature allait bondir sur le pare-brise, mais c'est un bâtard affamé qui nous regarde tristement. Le soleil de juin brille toujours sur la mer, quand j'entre dans l'atmosphère désinfectée des urgences. Mon amie est en salle d'opération. Impossible de la voir. J'attends sa fille à la gare, puis nous retournons à l'hôpital avant de regagner la villa. Jusqu'au milieu de la nuit, je me retourne entre mes draps en écoutant des aboiements qui résonnent au loin. Je revois l'animal et sa gueule haineuse. J'aurais dû accompagner Solange au lieu de partir sur la falaise.
Le lendemain matin, nous la retrouvons sur son lit, inanimée, respirant difficilement. Des tuyaux sortent du nez et de la bouche. Sa poitrine nue se gonfle et se relâche péniblement. Emmaillotée dans une blouse stérile, sa fille lui prend la main et parle doucement. Intimidé, j'articule quelques mots pour assurer ma vieille amie que nous attendons sa guérison. Le médecin semble perplexe. Arrivés à la maison, nous apprenons que tout est fini.
Soudain, comme dans une conversation interrompue, je comprends que nous ne nous parlerons plus, qu'elle ne sera plus jamais là, près de moi. Hier nous étions ensemble, ce soir nous sommes très loin et je commence à pleurer.
La veille de l'enterrement, incapable de trouver le sommeil, je descends faire quelques pas dans le parc. Il est minuit. Cette maison dans la nuit, toutes ces images de moi-même, ici, à dix-sept ans, vingt-cinq ans, trente ans, marchant près de ma vieille amie, me font de nouveau sangloter. Je voudrais lui parler, mais elle s'éloigne encore.
Le lendemain matin, à la sortie de l'église, le cortège funèbre se dirige à pied vers le cimetière communal. Des gens s'embrassent, d'autres sourient. Les attitudes banales gagnent en intensité, Tandis que le prêtre récite ses prières au-dessus de la tombe, je regarde les champs de lin bleus bercés par le vent chaud. Plus loin, j'aperçois les falaises de craie et de terre rouge, le pré où je me promenais l'autre jour, le bosquet d'où a surgi le chien, au moment où un camion pulvérisait la voiture, la mer qui nous regarde sans s'expliquer davantage.
8 DAVID ET ARNAUD
Seras-tu prêtre du Seigneur?
Paris s'est vidé de ses Parisiens. Le soleil chauffe les rues désertes; les touristes se regroupent autour des monuments. Plusieurs fois, David a rappelé son nouvel ami journaliste, mais il est tombé sur un répondeur. Il est retourné place Saint-Ger-main-des-Prés, où Toutankhamon lui a demandé de ne pas revoir Ophélie – menacée de crise à chaque nouvelle rencontre avec son «admirateur américain». Elle a trouvé un job à La Bohème, un restaurant touristique de la butte Montmartre où elle chante des romances jusqu'à la fin de l'été.
David lit des livres aux terrasses de café. Il flâne dans la ville, arpente les musées. Hier soir, il s'est rendu dans un music-hall. L'affiche annonçait «Une revue à la française», mais les danseuses nues ressemblaient à des pin-up de Las Vegas. Elles chantaient en anglais des refrains disco, entrecoupés de projections vidéo sur la vie des dinosaures.
Ce soir, il déambule près de l'île de la Cité. Le long des quais, plusieurs bateaux à roues du Mississippi présentent des spectacles sur Paris. Quittant la berge, David remonte l'escalier vers Notre-Dame. Il est minuit, mais une foule très dense converge vers la cathédrale. Au pied du porche gothique, une immense estrade métallique est éclairée par des projecteurs. Encore quelques mètres et David débouche sur le parvis, noir de monde. Assis par terre, accroupis au pied des deux grandes tours, des milliers de jeunes regardent le podium d'où s'élève un chant, scandé par les guitares et les claviers amplifiés:
Sur scène, une rangée de prêtres en aube entonne les couplets dans toutes les langues: français, anglais, espagnol, allemand, chinois. Dans le public, des milliers d'yeux scintillent et les jeunes de tous pays reprennent le refrain: boy-scouts zaïrois, Vietnamiennes en tenue de bonnes sœurs, ou simplement jeunes habillés en jeunes: bourgeois proprets, grunge déchirés, étudiants, footballeurs. Certains portent des croix, d'autres des tee-shirts Che Guevara. Ils brandissent des cierges qui brillent dans la nuit devant Notre-Dame. Le vent fait parfois frémir la lueur, mais les jeunes mains protègent des milliers de flammes. À la fin du refrain, une femme s'approche du micro et sa voix retentit:
Vêtue d'une longue robe mauve, elle s'exprime avec un timbre rauque de vieille entraîneuse. David marche dans la foule, tandis que la voix répète sa supplique, adressée à chacun des milliers d'ados chrétiens:
Les mots font trembler le mur d'enceintes acoustiques, dressé autour de la cathédrale comme une sono de festival pop. Puis le chœur reprend sa litanie new-age. Le refrain tourne inlassablement sur une musique planante:
David s'assoit sur un muret pour mieux observer les pèlerins. Dispersés aux points stratégiques, les membres du service d'ordre portent des tee-shirts couleur vert pomme; ces jeunes chrétiens des deux sexes évoluent par petits groupes pour intervenir en cas de malaise, en liaison avec les cars de la Croix-Rouge. Ils accomplissent leur devoir de secourisme en chantant, canalisent les mouvements pour que cette foule entre dans l'amour en bon ordre. Mais ils n'ont guère besoin de se fâcher, tant l'assemblée semble animée par un même désir de prière et de paix. Au dos des tee-shirts de la sécurité figure en grandes lettres le mot:
Volontaire
Et plus bas, en petites lettres:
Avec le soutien
des hypermarchés Auchan
Un prêtre avance sur scène. Cinquante projecteurs captent son corps couvert d'un scapulaire blanc. Il agite les bras pour scander le refrain, telle une hôtesse de l'air indiquant les manœuvres religieuses de sécurité. Au fond de l'estrade, sous les sculptures médiévales du portail, les évêques coiffés de mitres évoquent plutôt un tribunal d'inquisiteurs. La foule reprend avec la ferveur d'un festival hippie gavé de joints et d'acides:
Fais-nous entrer dans l'amour…
David arrive de l'autre côté du parvis. Installé sous un arbre, un groupe de garçons à moto prie avec les autres. Un grand jeune homme blond tire des taffes de cigarettes en chantonnant. Sa croix de bois tombe sur le tee-shirt blanc où est inscrit un slogan en faveur des préservatifs. Près de lui, un brun à cheveux longs porte un col d'ecclésiastique sous son blouson de moto. On dirait un séminariste. Appuyé contre sa Yamaha, il se penche vers un troisième et chuchote quelques mots en tenant tendrement sa main.
La foule chante toujours. Battant la mesure, le prêtre se déhanche comme un gogo boy très lent. Le public ondule de droite à gauche puis de gauche à droite. Quelques skinheads calmes chantent avec les autres. Le silence retombe et l'on entend à nouveau la voix de vieille entraîneuse, lisant quelques pages sur la vocation: