David ne partageait pas ces idées conservatrices, mais il comprenait la nostalgie d'un monde disparu. Il trouvait seulement assez étrange la façon dont s'emmêlaient, chez son ami, le dogme religieux et l'aspiration homosexuelle.
Depuis leur première rencontre, David et Arnaud éprouvaient une certaine attirance mutuelle. Le troisième soir, ils regagnèrent leurs cellules après l'office des compiles, à l'heure où les moines n'ont plus le droit de parler. Marchant sur les graviers du parc, ils écoutaient les cloches sonner avant la nuit. Soudain, Arnaud saisit la main de David; il avala sa salive et demanda, dans un mélange de gêne et d'exaltation:
– David, il faut que je sache… T'es gay? L'Américain, qui détestait ce mot, fit un effort
pour répondre:
– Gay? Oh non certainement pas… Mais je suppose que je dois être un peu pédé de temps en temps.
Figé au milieu de l'allée, Arnaud s'exclama:
– Ne te défends pas, David, c'est merveilleux d'être gay! Cette liberté de former un couple avec un autre homme. Moi, j'ai longtemps hésité, je t'assure. Pour moi, c'était vivre avec un ami ou me donner à Dieu.
L'Américain n'avait aucune envie de «former
un couple» avec qui que ce soit. Mais quelques secondes plus tard, au milieu de l'escalier, Arnaud fondit sur sa bouche et David y trouva un certain plaisir. Puis comme ils arrivaient devant leurs chambres, Arnaud se renfrogna. Glacial, il s'éloigna en affirmant:
– Il vaut mieux arrêter maintenant. Bonne nuit.
Freiné dans son excitation, David ouvrit sa porte en considérant que le christianisme était décidément compliqué. Il se lava les dents, se coucha, lut quelques pages d'un traité historique que le père Musard avait fini par lui prêter – quoique étonné par l'intérêt d'un jeune pour l'archéologie. À peine éteignait-il la lumière que la porte grinçait. La grande silhouette d'Arnaud apparut dans le clair de lune, vêtue d'un slip kangourou. Le séminariste vint se glisser entre ses draps et prononça:
– Pardonne-moi, David, je t'aime.
Il l'enlaça fiévreusement et commença à pousser des soupirs. Malgré les grincements du lit, David se prêta au jeu. L'acte sexuel consommé, il se réjouissait de dormir tendrement. Mais presque aussitôt, Arnaud bondit hors du lit en criant:
– C'est absurde, ce que nous venons de faire! Cherchant un secours, il finit par tomber à genoux devant le crucifix accroché au mur. Il commença à bredouiller une série de Notre Père et de Je vous salue Marie. Puis il sortit, sans dire un mot. La sexualité n'avait jamais occupé une très grande place dans la vie de l'Américain, quoiqu'il se sentît plutôt attiré par les garçons de son âge, dans une sorte de pulsion narcissique. Arnaud lui plaisait bien; mais déjà leur rencontre butait sur un mécanisme où le désir et la culpabilité semblaient destinés à s'annihiler. Le lendemain matin, ils prirent le petit déjeuner au réfectoire, sans un mot. À la messe, Arnaud priait avec une ferveur décuplée. Après la communion, il se tourna vers David en rayonnant, comme pour signifier que le Seigneur les protégeait dans ce calvaire.
Le déjeuner se déroulait habituellement en silence, sous les voûtes du réfectoire. Assis tout autour de la salle, les moines encadraient les hôtes installés au milieu à une grande table. Juché à la tribune, un prêtre chantait des lectures sur un ton monocorde. Une épître de saint Paul accompagnait l'entrée. Les mémoires de Churchill agrémentaient le plat de résistance et les moines attendaient ce feuilleton comme d'autres guettent le téléfilm de l'après-midi. David écoutait attentivement, légèrement agacé par les regards insistants des moinillons à la table d'en face. Ils le contemplaient en rougissant, puis pouffaient de rire dans leur assiette avec des manières pleines de grivoiserie et de péché.
Plusieurs fois, dans la nuit, il eut l'impression d'observer des passages feutrés d'ombres au milieu du jardin. Serré contre lui dans le petit lit grinçant, Arnaud expliquait:
– Evidemment, ce sont des mecs, ils bandent comme les autres!
Mais sitôt qu'il jouissait lui-même, il retombait à genoux aux pieds de la croix et demandait pardon. David, exaspéré, tentait de réagir:
– Arnaud, si tu as honte, il vaut mieux que je rentre à Paris.
Plus tourmenté encore, Arnaud demandait un double pardon à David et à Dieu, tandis que l'Américain essayait de s'endormir.
Un sacrifice qui nous rapproche de Dieu
Le quatrième jour, vers huit heures du matin, Arnaud entra comme un fou dans la chambre en s'exclamant:
– David, j'ai réfléchi toute la nuit. Tu as raison: il faut dépasser cette honte! Je veux vivre avec toi. J'abandonne le séminaire. Le Seigneur nous protégera: on ira se faire bénir en Hollande.
Au fond du lit, l'Américain entrouvrait l'oeil et regardait son camarade, ahuri. Dans l'esprit d'Arnaud, les pulsions homosexuelles et la religion semblaient décidément indissociables. Toute sa vie semblait vouée à ce but: une intégration harmonieuse des gays dans l'Église. Bâillant sur l'oreiller, David comprenait mal, mais le séminariste était fou de son rêveur aux cheveux bouclés:
– Prépare tes bagages, on s'en va.
Dans un effort, l'Américain tenta d'expliquer qu'il n'avait aucun désir de bénédiction nuptiale, que l'aventure commencée devant Notre-Dame se terminerait un de ces jours, dans la plus grande douceur possible. Puis il se rappela qu'il était venu dans ce couvent à l'invitation d'Arnaud. Si Arnaud s'en allait, il fallait donc partir avec lui.
Deux heures plus tard, sous le porche du monastère, les moinillons de la boutique agitaient leurs mains mélancoliques et les invitaient à revenir bientôt. Arnaud et David reprirent le chemin départemental, le premier en short et tee-shirt «Préservez-vous»; le second traînant sa valise à roulettes. Ils grimpèrent dans le car où Arnaud continuait de chuchoter des mots exaltés:
– M'unir avec un garçon, c'est un besoin si fort! Dans tes bras, je me rapproche de Dieu.
– Mais Arnaud, je suis en voyage. Tôt ou tard, je m'en irai.
– Non, je te suivrai partout. Nous serons femme et mari, ou mari et femme…
Arnaud éclata de rire. David blêmit. À la ville voisine, ils prirent le train pour Paris. Tandis que l'Américain contemplait les collines, le Français sortit de son sac un livre intitulé: La nouvelle fierté chrétienne. Il étudiait les pages avec attention; son front se plissait au fil des réflexions. De sa main gauche, il avait saisi celle de David qu'il caressait doucement.
À Paris, l'idylle vira à la catastrophe. Dès leur arrivée, Arnaud abandonna sa chambre de futur séminariste et débarqua chez David à l'hôtel Bonaparte, traînant plusieurs sacs pleins de vêtements et d'objets. Se voulant rassurant, il précisa:
– Je vais te squatter quelques jours, et puis on cherchera un studio.
Dans la salle de bains, il accrocha un portrait de saint Sébastien dénudé. Dans un recoin de la chambre, il posa un crucifix et disposa une bible sur un coussin de velours, en prévenant:
– C'est mon petit oratoire perso. J'ai besoin de prier plusieurs fois par jour.
Ces préparatifs achevés, il se précipita sur David, le renversa sur le lit et le dévora de baisers.
Excité physiquement, David se laissait faire. Mais l'ambiance des jours suivants devint plus pesante. Le matin, Arnaud se rendait à la messe, dans une chapelle du XVIe arrondissement. Il parlait à Dieu, persuadé que son amour des garçons rejoignait l'amour du Christ. Il expliquait ensuite à son confesseur pourquoi il s'éloignait du séminaire. Après déjeuner, il retrouvait un groupe d'étudiants qui préparaient un manifeste intitulé «France chrétienne», destiné à réhabiliter certaines valeurs mises à mal par l'idéologie dominante. Favorables au renouveau de la famille, des jeunes filles à pull marin débattaient longuement avec Arnaud qui tenait cependant à inclure un paragraphe sur les gays chrétiens.