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Vers dix-huit heures, ayant accompli ses tâches sociales, il repassait à l'hôtel et se préparait pour l'happy hour d'un bar du Marais, Après une douche, il enfilait son blue-jean déchiré et un débardeur sur lequel flottait toujours sa croix de bois. Rentrant du cinéma, David retrouvait avec plaisir son grand blond aux joues rosés. Mais Arnaud l'enlaçait au milieu des rues; l'Américain supportait mal cet exhibitionnisme et leurs sorties finissaient parfois en disputes. Surtout lorsque l'ex-séminariste, pour terminer la soirée, entraînait son copain dans les backrooms où il éprouvait une excitation spéciale. Arnaud adorait voir les hommes baiser dans le noir: ce mélange de honte et de transgression dans les caves le rapprochait, disait-il, de l'infini.

David, qui trouvait ces établissements sordides, buvait un verre au bar tandis qu'Arnaud s'enfonçait dans l'escalier. Le voyageur se demandait s'il avait traversé l'Atlantique pour cette misère ordinaire. Il étudiait la façon dont les baiseurs se sélectionnaient d'un regard ou se rejetaient avec dégoût. Il n'aurait peut-être pas détesté un vrai libertinage, avec Champagne et bonne humeur, comme dans certains romans du XVIIIe siècle. Mais ici, les aspirants débauchés ressortaient des caves plus frustrés encore. Seul Arnaud, remontant l'escalier, semblait illuminé:

– Il y a une forme d'eucharistie dans le cul! C'est un sacrifice qui nous rapproche de Dieu!

Le lendemain matin, il retournait à confesse. La folie du péché et du pardon perturbait ses raisonnements, fatiguant David qui n'avait que faire de ces contradictions angoissées.

Lucienne

Un soir, comme David se trouvait seul à l'hôtel, plongé dans un roman de J.-K Huysmans, Arnaud fit une irruption théâtrale:

– Mon chéri, c'est incroyable! Viens tout de suite. Je crois que j'ai rencontré ton père!

L'Américain se pétrifia. L'autre jour, sans insister, il avait raconté à Arnaud son histoire: ce Français de passage à New York qui avait couché avec sa mère, puis disparu. Habitué au mystère depuis l'enfance, David supposait qu'il ne connaîtrait jamais ce père. Mais ses amis semblaient tous désireux de le retrouver à sa place. Après Ophélie, Arnaud se mettait de la partie. Sa déclaration exerça tout de même un choc:

– Qu'est-ce que tu racontes?

– J'en suis sûr, c'est incroyable, c'est merveilleux. Et en plus, c'est un des nôtres!

– Comment ça, un des nôtres?

Ni une ni deux, Arnaud dévalait l'escalier, suivi par David abasourdi. Sans un mot, il le traîna dans le métro jusqu'à Réaumur-Sébastopol, Sur le trottoir, l'Américain angoissé recommença à poser des questions. Droit et rayonnant, Arnaud s'enfonçait dans les rues du Marais sans rien dire. Ils arrivèrent à l'entrée d'un bar-cuir entouré de motos. Des hommes moustachus se serraient à l'intérieur, portant casquettes et débardeurs noirs. Ils tenaient des bouteilles de bière, fumaient des cigarettes dans une ambiance faussement virile. David et Arnaud ressemblaient à deuxjeunes filles égarées, fendant l'assemblée de mâles prêts à leur mettre la main aux fesses. Ils arrivèrent dans la pénombre au fond d'une salle enfumée, sous une télévision qui diffusait un film porno. Soudain, se retournant face à David, Arnaud prit ses épaules et le regarda dans les yeux. Il déposa un petit baiser sur sa bouche puis, se tournant vers le bar, il cria:

– Lucienne!

Derrière le comptoir, David aperçut une créature occupée à servir des verres. Quadragénaire bedonnante et chauve, Lucienne portait des boucles d'oreilles. Son large sourire fit ressortir un autre anneau dans sa narine gauche. D'un pas ramolli, il ou elle s'approcha des deuxjeunes gens. Regardant toujours David, Arnaud s'exclama:

– Voici ton père.

Le barman se figea un instant, avant de miauler:

– Alors, c'est toi mon choupinet? Quelle émotion! Viens embrasser ton papa.

David recula. Il ne pouvait croire que cette créature soit le destin du globe-trotter qui, vingt ans plus tôt, sortait avec sa mère à New York. Lucienne tenta de se justifier:

– À l'époque, je croyais que j'aimais les filles. Je ne pensais pas devenir une vraie folle.

Il eut un petit rire avant d'ajouter:

– Quelle émotion tout de même!

Ivre de bonheur, Arnaud jubilait:

– Nous sommes tous des folles, et cela est mer-veilleux: le père, le fils, le mari… C'est ainsi. Nous portons ces gènes parce que Dieu nous les a donnés.

Cloué sur place, David embrassa Lucienne qui tendait la joue, avant de courir à l'autre bout du bar pour répondre à l'appel d'un faux camionneur:

– J'arrive ma poule…

Revenant vers les deux amis, elle bredouilla:

– Si j'avais imaginé que j'avais fait un beau grand garçon comme ça.

Puis il demanda à David:

– Dis-moi d'abord, comment va Roselyn?

– Quelle Roselyn?

– Bah! ta mère, voyons… On n'a passé que deux nuits ensemble, mais je me rappelle son prénom.

David éprouva un soulagement. Il y avait peut-être une erreur. Reprenant sa respiration, il posa quelques questions sur le lieu, la date, le jour, les circonstances de la rencontre à New York. Cinq minutes plus tard, il avait la conviction que Lucienne n'était pas son père. S'emparant du premier indice, Arnaud s'était excité dans une histoire de famille qui ne tenait pas debout. Alors, seulement, David les regarda dans les yeux, l'un et l'autre, puis déclara froidement:

– Vous êtes complètement dingues 1 Premièrement, je me moque de savoir qui est mon père, et d'ailleurs ce n'est pas vous. Désolé, Lucienne.

Quant à toi, Arnaud, tu commences à me gonfler avec tes histoires de père, de mère, de Dieu et de cul. Il vaut mieux que tu retournes à ton séminaire. Je laisserai tes affaires à la réception. Viens les chercher ce soir, je ne veux plus te voir.

Furieux, il se dirigea vers la sortie du bar, tandis que les deux gays, décontenancés, lançaient des cris derrière lui:

– David, mon chéri!

– Mon choupinet, tu abandonnes déjà ton papa?

David marcha dans les rues du Marais, exaspéré par ces clichés qui parlent toujours de la même chose: pédés déguisés en flics et en militaires, folles déguisées en curés, caves obscures et glauques destinées à la frustration sexuelle, histoires de religion, d'autorité, de famille, de pipi, de pardon: une accumulation de frénésie et de honte, étalée sur la vie; une guerre continuelle faite aux plaisirs qu'on peut avoir si facilement avec des hommes, avec des femmes, avec des jeunes ou des vieillards, pourvu qu'on dédaigne ce cauchemar de mort et de rédemption!

Mi-rageant, mi-sanglotant, il finit par s'asseoir à une terrasse de café, songeant au destin d'Arnaud qui deviendrait prêtre et pourrait ainsi, toute sa vie, contempler de jeunes scouts en se flagellant pour les mauvaises pensées qu'il assouvirait de temps à autre, déguisé en nazi dans des back-rooms. Ainsi soit-il! David préférait ses propres rêveries. À cet instant, il préférait même la jeune fîlle moderne qui s'affairait à la table voisine, autour d'une caméra DVD. Très pâle et très blonde, elle demanda à David la permission de le filmer quelques secondes – dans le cadre d'une installation vidéo qu'elle préparait pour son école, penchée sur sa machine avec un naturel déjeune robot, elle procéda à des réglages et enregistra quelques images. Puis elle reposa son appareil et la conversation s'engagea.

Elle s'appelait Cerise. L'origine américaine de David exerça une impression mitigée. Presque aussitôt, l'étudiante demanda s'il n'était pas consterné par le niveau culturel des Américains. Mais au moins, elle semblait vivre dans son époque, loin des vieux conflits eucharistiques et libidineux. Au lycée, un prof de lettres l'avait aidée à trouver sa voie. Elle entrait en seconde année aux Arts visuels.

Les piétons se succédaient devant le café, entrant et sortant des nocturnes du BHV. Certains cherchaient un restaurant, un bar gay ou un bar bi. Soudain, David aperçut, errant sur le trottoir, ce journaliste qui l'avait invité fin juin à la campagne. Il marchait, tête baissée. Quand l'Américain cria son nom, l'homme tourna la tête et parut effrayé. Puis, répondant au sourire de David, il finit par s'approcher, accepta de s'asseoir et commanda un demi.