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6 DANS LA NUIT

Vers minuit, Estelle me raccompage. Elle freine devant mon immeuble. Le vin rouge l'a mise en forme. Elle a trouvé le dîner sympa et pense que j'ai apprécié ses amis, dans leur pavillon de banlieue bohème. À son avis, le chef de publicité m'a remarqué, bien qu'il ne m'ait pas adressé la parole – ce qui prouve justement que je l'intimide! Il va certainement me pistonner. Estelle rayonne et je n'ai pas trop de difficultés à la persuader de me laisser rentrer. Elle sait désormais que nous pouvons coucher ensemble, ce qui lui suffit et m'autorise certaines faveurs: comme de pouvoir dormir seul chez moi, d'attendre au moins une semaine avant de recommencer. Elle m'encouragera dans cette indépendance si je lui donne l'impression que cela contribue au développement harmonieux de notre relation.

Je pose un baiser léger sur sa bouche avant de sortir de voiture. Elle m'adresse encore un petit signe derrière le pare-brise et je lui réponds dans un mimétisme parfait. Depuis ce matin. La vie ne m'apparaît plus comme une course angoissée vers la mort, mais plutôt comme une voluptueuse perte de temps. Un flot de stupidité heureuse s'écoule dans mon sang par réaction au malheur; une délectation de chaque instant pour sa beauté, sa laideur, son absence de beauté ou de laideur; une volonté d'aimer le monde tel qu'il est; une sensation de glisser entre le temps et les choses.

Il fait chaud. Tandis que s'éloigne la voiture d'Estelle, je m'attarde un instant sur le trottoir. Des groupes se dirigent vers le quartier des Halles pour faire la fête au fond de caves bondées et irrespirables; ils vont claquer leur argent dans des boîtes où le personnel n'hésitera pas à les humilier. Un portier les toisera et les fera patienter avant de les laisser entrer; compressés dans la foule, ils peineront pour accéder au bar. Indifférents à leur pitoyable sourire, les barmans les traiteront comme des chiens assoiffés; ils attendront dix minutes leur minuscule dose de whisky-Coca, avant de payer en s'excusant. Les plus pauvres se contenteront de traîner dehors, à l'angle des rues où des Coréens sans papiers fabriquent des crêpes pour nourrir les touristes, délinquants, policiers, psychopathes, alcoolos et tout ce nouveau peuple des Halles qui, chaque soir, se réveille dans la poubelle de Paris. Tout cela me semble impeccable.

Avant d'ouvrir la porte de l'immeuble, je consulte le téléphone portable que j'avais positionné pour le dîner en mode silencieux. Quatre appels rapprochés se sont succédé au cours de la dernière heure: quatre appels du même correspondant. Je ne reconnais pas son numéro mais j'identifie sa voix sur le répondeur:

«Salut Cricri (c'est le surnom qu'il me donne). Ici Pascal Biaise. Je suis dans le quartier. J'avais envie de boire un verre. Si tu trouves ce message, rappelle-moi.»

En temps de dépression normale, j'aurais éteint l'appareil et serais monté me coucher, considérant l'inconvénient de boire davantage, l'inutilité d'une conversation supplémentaire avec un être déjà connu, l'ennui de répéter ce que nous nous sommes déjà dit, la perspective d'être fatigué demain matin. Mais la bonne humeur, ce soir, m'incite à appuyer sur la touche Rappel. Après quelques sonneries, je distingue la voix de mon camarade dans un brouhaha. Sans s'expliquer davantage, il me donne rendez-vous dans un café tabac sur les quais.

Pascal Biaise est un copain antillais, rencontré peu avant ma grande fatigue. J'avais trente ans et j'accomplissais divers métiers paracinématogra-phiques: assistant, coscénariste, auteur de courts-métrages, critique spécialisé… Ayant échoué à financer le long-métrage sur moi-même qui devait assurer ma gloire, je claquais l'argent qui me restait dans un milieu de noctambules cocaïnophiles, amateurs de petits déjeuners à Deauville. Un soir, alors que nous dansions dans un loft sur de vieux inédits de James Brown, j'allai demander les références au disc-jockey. Ce grand Black portait des dreadlocks de rasta – religion dont il n'avait retenu heureusement que ce détail capillaire. Jusqu'à la fin de la nuit, nous avions discuté et sniffé des lignes, animés par la même propension aux plaisirs paresseux. Depuis, nous nous retrouvons deux ou trois fois par an pour traîner ensemble.

Ce soir, DJ Pascal m'attend à la Cour des Miracles. Je suis passé souvent devant ce bureau de tabac fermant tard, où se retrouvent les vagabonds et les chauffeurs de taxi en pause. Depuis la rue, j'aperçois les vitres embuées par un halo de fumée. Poussant la porte, j'ai l'impression d'entrer dans une antique taverne de Londres ou d'Amsterdam, car ce ne sont pas seulement des clients qui se serrent autour du bar, mais une vraie collection de gueules tordues, enflées, surinées, décharnées. Autour des jeux d'argent, les corps alcoolisés s'ébrouent dans la chaleur accablante, sous une lumière ingrate. Un résidu de Breton édenté brandit ses tickets de Loto; deux Africains à nez épatés suivent le tirage du Rapido; un Chinois grassouillet commande un demi et lève son verre pour trinquer, mais personne ne l'écoute.

Au-dessus de la porte des toilettes, une statue de Jeanne d'Arc brandit un drapeau à fleurs de lis. Sur le mur d'en face, près des comptoirs de PMU, un buste de Louis XVI est entouré d'affiches en faveur de Louis XX. La graisse et la fumée s'accrochent aux rois de France. Le grésillement des machines à café couvre la musique: un chant religieux de partisans chouans. Une tronche mal rasée de paumé algérien me regarde en souriant etj'admire ce mélange au cœur de Paris: ce refuge incohérent où se mêlent jeux d'argent, nostalgie monarchiste, immigration du tiers-monde et DJ Pascal Biaise sur le côté gauche du bar, en conversation avec un VRP complètement bourré. Mon camarade a rasé sa coupe de rasta et il porte un bonnet. Accoudé au comptoir, un jeune homme en costume suit la discussion avec intérêt.

Je m'approche discrètement. Les deux protagonistes sont en train de résoudre un malentendu concernant la supériorité musicale de James Brown ou de Johnny Hallyday. Le VRP boit du Ricard et soutient Johnny. Scandalisé, Pascal commande une bière et refuse de considérer Hallyday comme un artiste, tandis que James est, selon lui, le pur génie de la deuxième moitié du XXe siècle.

– C'est parce que tu es noir. Pour vous, la musique, c'est du rythme et rien d'autre!

– Je suis métis et mes ancêtres étaient des aristocrates escrimeurs! rétorque l'Antillais, tandis que le buveur de pastis entonne un refrain de son idole, chante en tordant la bouche, puis avale cul sec le contenu de son verre.

Près d'eux, le jeune homme sourit. Plus loin, deux travelos en jupes de cuir patientent au comptoir de tabac. Le patron sert, engoncé dans un fatras de cigarettes, bulletins de Loto, statuettes de la Vierge Marie. Une longue barbe grise renforce son allure d'homme primitif. Il tient son café, garde le calme devant les cinglés de la nuit, mais ses yeux s'éclairent de bonheur lorsqu'un client demande un renseignement sur les différentes branches de la famille royale.

Indifférent à ces questions, Pascal Biaise a tourné vers moi sa tête sympathique, un peu creusée par les rides.

– Salut Man, ça carbure?

Dans le creux de l'oreille, il m'apprend qu'il a cessé de vendre du hasch. Façon détournée de m'indiquer que si j'en cherche un peu… Actuellement, il travaille sur un chantier, repeint des appartements en banlieue, fait le DJ dans des soirées et envisage, avec une copine, de monter un commerce de chapeaux dans les Halles. En fait, il aimerait partir, quitter la France, aller en Amérique où son cousin tient un restaurant, à Chicago. Il me demande si je connais.

– Chicago, oui, j'y suis passé une fois, quandje faisais le tour du monde. Imagine une sous-préfecture de huit millions d'habitants.

– Vous avez raison. Ne croyez pas qu'on vit mieux là-bas 1

Le jeune homme a pris discrètement la parole, avec un accent américain. Tendant son demi pour trinquer avec nous, il ajoute en souriant: