– Ophélie!
Elle marqua un temps d'arrêt, sans se retourner. David courut, doubla la jeune femme et, soudain, il constata qu'elle pleurait. Avalant un sanglot, elle lui lança:
– Prétentieux, méprisants, vous êtes tous les mêmes!
Les yeux rouges avaient gonflé, au milieu de sa bouille de petite Espagnole. David assurait:
– Mais non, c'est vous que j'aime, Ophélie… Elle hochait la tête en signe de dénégation. Il
poursuivait:
– Vous aviez raison, ce sont tous des goujats. Dans un nouveau sanglot, Ophélie hoqueta;
– D'ailleurs, si vous me poursuivez pour ma gloire ou pour mon argent, vous vous trompez, je n'ai rien!
D'autres aveux suivirent avec la même candeur:
– Je n'ai pas d'atelier mais un F2 en banlieue. Je ne suis pas protégée par un riche Italien mais je suis mariée avec un saltimbanque. Je ne suis pas aristocrate, mes parents sont des concierges portugais et je m'appelle Vanessa. Mais Rimbaud me guide et je suivrai ma voie, sans renoncer.
David avait pris son bras et s'efforçait de la réconforter. Elle se retourna vers lui et prononça, très grande dame:
– Vous êtes pardonné… Mais dites-moi, David, pourquoi mes affaires marchent-elles si mal, en ce moment?
Il resta silencieux, puis prononça:
– Vous êtes trop bien.
Ils marchaient silencieusement Elle décida:
– On va passer chercher José, il a fini sa journée. Vous verrez, il est gentil.
Ils arrivaient place Saint-Germain-des-Prés. Sous les lampadaires, près du porche de l'église, David reconnut la statue de Toutankhamon qui l'avait si méchamment fixé l'autre jour. Le roi égyptien restait dressé dans son urne funéraire. Mais, comme Ophélie marchait dans sa direction, les traits du visage se détendirent. Puis Toutankhamon, cerclé d'or, sortit du sarcophage et se mit en mouvement vers la jeune femme en prononçant:
– Bonsoir ma chérie. Ça me fait plaisir de te voir, je commençais à en avoir assez.
Il retira sa coiffe, se frotta le visage avec un chiffon, et David, sous le maquillage doré, reconnut l'homme qui était venu dans sa chambre d'hôtel.
– J'ai fait dans les trois cents francs. Tu as passé une bonne journée, mon trésor? demanda-t-il avec dévotion.
– J'ai investi la soirée des créateuses. Tu aurais vu leurs tronches. David était là: comme un chevalier servant!
Toutankhamon regarda l'Américain avec suspicion; puis il adopta un sourire confiant, comme s'il acceptait la recommandation de sa femme:
– Désolé pour l'autre jour, mais je n'admets pas qu'on fasse souffrir ma petite Vanessa.
Déjà la poétesse interrompait le pharaon:
– Pas de Vanessa, mon ami. Nous sommes en public 1
– Pardonnez-moi, Ophélie! Puis à David:
– Vous venez boire un verre avec nous?
La Cour des Miracles
Ils marchèrent côte à côte, sous les arbres du boulevard Saint-Germain. Le mari d'Ophélie portait une valise contenant son attirail égyptien. Ophélie, en queue-de-pie, tenait son bras tout en soliloquant:
– Quand je prends la parole, il y a toujours trois abrutis pour siffler. Mais les autres restent babas. Ils m'adorent…
Descendant par les petites rues vers la Seine, ils arrivaient sur les quais, devant un café tabac aux vitres sales éclairées d'une lueur jaunâtre. Après le travail, Vanessa et son mari allaient souvent boire un verre à la Cour des Miracles. En terrasse, quelques touristes mangeaient des croque-monsieur. A l'intérieur de la salle, entre le bar et les jeux électroniques, se serraient des ouvriers immigrés, des chauffeurs de taxi, des étudiants, des paumés. D'autres clients se succédaient à la caisse avec leurs tickets de Loto. Dans les vitrines s'accrochaient des statues de Jeanne d'Arc, des portraits de Louis XVI, des drapeaux chouans.
Ophélie et son mari se dirigèrent vers une table en faux marbre, dans un recoin tranquille. Deux amis les attendaient en tenues médiévales: Frédéric moulé dans un justaucorps couvert de losanges; Marie-Laure transpirant sous une robe de gen'te dame et un chapeau pointu. Ils avaient l'air fatigué, fumaient des cigarettes. Toutankhamon fit les présentations. Ses collègues chantaient l'histoire de Paris, une vingtaine de fois par jour, sur un bateau-mouche. Ils avaient monté ce spectacle après des années laborieuses dans le théâtre amateur et envisageaient de créer leur boîte d'animation culturelle. Frédéric trouvait la société injuste. Il déplorait le manque de débouchés pour les acteurs. À quarante ans, Marie-Laure et lui commençaient à s'en sortir, mais beaucoup galé-raient. Cette société allait exploser un jour ou l'autre. Pas assez de lieux pour s'exprimer. Pas assez d'argent. Dans ces conditions, il ne voyait rien de honteux à travailler pour le tourisme.
Son bavardage s'éternisait. Dehors, la nuit était presque tombée. Autour du bar, des clients levaient la tête pour suivre sur un écran les tirages de Rapido (toutes les cinq minutes). Après la deuxième bière, Toutankhamon se tourna vers sa femme et lui suggéra de chanter quelque chose. Frédéric continuait à parler de la situation sociale des comédiens tandis qu'Ophélie se levait, suivie par le regard amoureux de son mari. S'avançant près du bar, elle prit la parole pour annoncer sa prestation sous le regard résigné du patron. Puis elle entonna une vieille chanson populaire:
Trois touristes allemands battaient des mains en mesure. Un groupe de Pakistanais, nettoyeurs dans le métro, reprit le refrain en chœur. Un grand Black coiffé d'un bonnet imitait des accompagnements de cuivres. Un voyou nerveux à casquette de base-bail osa lancer un sifflement. Ophélie jeta un regard sombre et s'approcha de lui en queue-de-pie, les mains sur les hanches pour chanter à tue-tête dans ses oreilles. Il n'osa pas insister. Les clients manifestaient leur satisfaction et l'artiste entama un tour de piste pour ramasser la monnaie. Sous un déluge d'applaudissements, elle regagna la table, cinquante francs en main:
– Vous voyez, dès que je prends la parole! David la félicita:
– En fait, vous êtes douée pour le comique…
Sa phrase était maladroite. Ophélie l'interrompit:
– Je suis une artiste complète, monsieur, pas une amuseuse. Mon art est d'abord poésie, tragédie, mélancolie. C'est ça qu'il faut leur expliquer à New York.
Entendant ces mots, José s'impatienta. Il regarda Vanessa et murmura:
– Tu es fatiguée, ma chérie, il faut rentrer. Elle le dévisagea, interrogative, avant de convenir:
– Oui, tu as raison, allons nous reposer. Laissant David seul à la Cour des Miracles, les
quatre saltimbanques quittèrent la table. Chargés de costumes et de matériel, ils rentrèrent dormir chez eux et reprendre des forces pour la journée du lendemain.