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Que nous étions bien faits pour être les figures de ce paysage! – comme nous allions à cette nature si douce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilement avec elle! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleil sur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous les buissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudique rougeur sur nos joues et sur l’églantine, poésie chantant dans notre cœur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière, roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le cœur qui bat, l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou une pensée qui pousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un calice, une larme qui déborde au long d’une paupière, un soupir d’amour, un bruissement de feuille… – quelles soirées nous avons passées là a nous promener à pas lents, si près du bord que souvent nous marchions un pied dans l’eau et l’autre sur la terre.

Hélas! – cela a peu duré, chez moi du moins, – car toi, en acquérant la science de l’homme, tu as su garder la candeur de l’enfant. – Le germe de corruption qui était en moi s’est développé bien vite, et la gangrène a dévoré impitoyablement tout ce que j’avais de pur et de sain. – Il ne m’est resté de bon que mon amitié pour toi.

J’ai l’habitude de ne te rien cacher, – ni actions ni pensées. – J’ai mis à nu devant toi les plus secrètes fibres de mon cœur; si bizarres, si ridicules, si excentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que je te les décrive; mais, en vérité, ce que j’éprouve depuis quelque temps est d’une telle étrangeté que j’ose à peine en convenir devant moi-même. Je t’ai dit quelque part que j’avais peur, à force de chercher le beau et de m’agiter pour y parvenir, de tomber à la fin dans l’impossible ou dans le monstrueux. – J’en suis presque arrivé là; quand donc sortirai-je de tous ces courants qui se contrarient et m’entraînent à gauche et à droite? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il de trembler sous mes pieds et d’être balayé par les vagues de toutes ces tempêtes? où trouverai-je un port où je puisse jeter l’ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots où je puisse me sécher et tordre l’écume de mes cheveux?

Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché la beauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure, et de quel amour je me suis pris pour le monde visible: – cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire à la beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. – J’ai perdu complètement la science du bien et du mal, et, à force de dépravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage et de l’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et les plus étranges actions ne m’étonnent que peu. – Ma conscience est une sourde et muette. L’adultère me paraît la chose la plus innocente du monde; je trouve tout simple qu’une jeune fille se prostitue; il me semble que je trahirais mes amis sans le moindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule de pousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si je marchais sur le bord avec eux. – Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans les malheurs de l’humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. – J’éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le même sentiment de volupté âcre et amère que l’on éprouve quand on se venge enfin d’une vieille insulte.

Ô monde, que m’as-tu fait pour que je te haïsse ainsi? Qui m’a donc enfiellé de la sorte contre toi? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant de rancœur de m’avoir trompé? à quelle haute espérance as-tu menti? quelles ailes d’aiglon as-tu coupées? – Quelles portes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nous deux a manqué à l’autre?

Rien ne me touche, rien ne m’émeut; – je ne sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, ces sublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête aux pieds. – Tout cela me paraît même quelque peu niais. – Aucun accent n’est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon cœur et les faire vibrer: – je vois couler les larmes de mes semblables du même œil que la pluie, à moins qu’elles ne soient d’une belle eau, et que la lumière ne s’y reflète d’une manière pittoresque et qu’elles ne coulent sur une belle joue. – Il n’y a guère plus que les animaux pour qui j’aie un faible reste de pitié. Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et je ne supporterais pas patiemment qu’on en fit autant d’un cheval ou d’un chien en ma présence; et pourtant je ne suis pas méchant, je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et n’en ferai probablement jamais; mais cela tient plutôt à ma nonchalance et au mépris souverain que j’ai pour toutes les personnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m’en occuper, même pour leur nuire. – J’abhorre tout le monde en masse, et, parmi tout ce tas, j’en juge à peine un ou deux dignes d’être haïs spécialement. – Haïr quelqu’un, c’est s’en inquiéter autant que si on l’aimait; – c’est le distinguer, l’isoler de la foule; c’est être dans un état violent à cause de lui; c’est y penser le jour et y rêver la nuit; c’est mordre son oreiller et grincer des dents en songeant qu’il existe; que fait-on de plus pour quelqu’un qu’on aime? Les peines et les mouvements qu’on se donne pour perdre un ennemi, se les donnerait-on pour plaire à une maîtresse? – J’en doute – pour haïr bien quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute grande haine sert de contrepoids à un grand amour: et qui pourrais-je haïr, moi qui n’aime rien?

Ma haine est comme mon amour un sentiment confus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et qui ne le peut; j’ai en moi un trésor de haine et d’amour dont je ne sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve à les répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et je me romprai comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent et se décousent. – Oh! si je pouvais abhorrer quelqu’un, si l’un de ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insulter de façon à faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang de vipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où je croupis; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat et que tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière au chef branlant; si la mort de quelqu’un pouvait être ma vie; – si le dernier battement du cœur d’un ennemi se tordant sous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissons délicieux, et si l’odeur de son sang devenait plus douce à mes narines altérées que l’arôme des fleurs, oh! que volontiers je renoncerais à l’amour, et que je m’estimerais heureux!

Étreintes mortelles, morsures de tigre, enlacements de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine qui craque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux de l’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, et vous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi les roses effeuillées, les baisers humides et les enlacements de l’amour!

Je n’aime rien, ai-je dit, hélas! j’ai peur maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait cent mille fois mieux haïr que d’aimer comme cela! – Le type de beauté que je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvé le corps de mon fantôme; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui ai touché la main, il existe; ce n’est pas une chimère. Je savais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentiments ne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de ma vie; – ma chambre est ici, la sienne est là; je vois trembler d’ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe. Son ombre vient de passer sur le rideau: dans une heure nous allons souper ensemble.