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Le cadet répondit:

– Père, dans quinze jours va venir le beau temps! Il faudra labourer les chaumes, il faut cultiver les vignes, il faut faucher les foins… Notre aîné doit conduire le troupeau dans la montagne; le jeune est un enfant… Qui commandera, si je m’en vais à Rome fainéanter par les chemins? Père, mangez, dormez, et laissez-nous tranquilles.

Le bon maître Archimbaud, le lendemain matin appelle le plus jeune:

– Espérit, mon enfant, approche, lui fait-il. J’ai promis au bon Dieu de faire un pèlerinage à Rome… Mais je suis vieux comme terre! Je ne puis plus aller en guerre… Je t’y enverrais bien à ma place, pauvret! Mais tu es un peu jeune, tu ne sais pas la route; Rome est très loin, mon Dieu! et s’il t’arrivait malheur…

– Mon père, j’irai, répondit le jeune. Mais la mère cria: Je ne veux pas que tu y ailles! Ce vieux radoteur avec sa guerre, avec sa Rome, finit par donner sur les nerfs: non content de grogner, de se plaindre, de geindre, toute l’année durant, il enverrait maintenant ce bel enfant se perdre!

– Mère, dit le jeune, la volonté d’un père est un ordre de Dieu! Quand Dieu commande, il faut partir.

Et Espérit, sans dire plus, alla tirer du vin dans une petite gourde, mit un pain dans sa besace avec quelques oignons, chaussa ses souliers neufs, chercha dans le bûcher un bon bâton de chêne, jeta son manteau sur l’épaule, embrassa son vieux père, qui lui donna force conseils, fit ses adieux à toute sa parenté et partit.

II

Mais avant de se mettre en voie, il alla dévotement ouïr la sainte messe; et n’est-ce pas merveille qu’en sortant de l’église, il trouva sur le seuil un beau jeune homme qui lui adressa ces mots:

– Ami, n’allez-vous pas à Rome?

– Mais oui, dit Espérit.

– Et moi aussi, camarade; si cela vous plaisait, nous pourrions faire route ensemble.

– Volontiers, mon bel ami.

Or cet aimable jouvenceau était un ange envoyé par Dieu.

Espérit avec l’ange prirent donc la voie romaine; et ainsi tout gaiement, tantôt au soleil, tantôt à l’aiguail, en mendiant leur pain et chantant des cantiques, la petite gourde au bout du bâton, enfin ils arrivèrent à la cité de Rome.

Une fois reposés, ils firent leurs dévotions à la grande église de Saint-Pierre, visitèrent tour à tour les basiliques, les chapelles, les oratoires, les sanctuaires, et tous les piliers sacrés, baisèrent les reliques des apôtres Pierre et Paul, des vierges, des martyrs et de la vraie Croix; bref avant de repartir, ils furent voir le pape, qui leur donna sa bénédiction.

Et alors Espérit avec son compagnon allèrent se coucher sous le porche de Saint-Pierre et Espérit s’endormit.

Or, voici qu’en dormant le pèlerin vit en songe ses frères et sa mère qui brûlaient en enfer, et il se vit lui-même avec son père dans la gloire éternelle des paradis de Dieu.

– Hélas! pour lors, s’écria-t-il, je voudrais bien, mon Dieu, retirer du feu ma mère, ma pauvre mère et mes frères!

Et Dieu lui répondit:

– Tes frères, c’est impossible, car ils ont désobéi mon commandement; mais ta mère, peut-être, si tu peux, avant sa mort, lui faire faire trois charités.

Et Espérit se réveilla. L’ange avait disparu. Il eut beau l’attendre, le chercher, le demander, il ne le retrouva plus et il dut tout seul s’en retourner à Rome.

Il se dirigea donc vers le rivage de la mer, ramassa des coquillages, en garnit son habit ainsi que son chapeau, et de là, lentement, par voies et par chemins, par vallées et par montagnes, il regagna le pays en mendiant et en priant.

III

C’est ainsi qu’il arriva dans son endroit et à sa maison.

Il en manquait depuis deux ans. Amaigri et chétif, hâlé, poudreux, en haillons, les pieds nus, avec sa petite gourde au bout de son bourdon, son chapelet et ses coquilles, il était méconnaissable. Personne ne le reconnut, et il s’en vint tout droit au logis paternel et dit doucement à la porte:

– Au pauvre pèlerin, au nom de Dieu, faites l’aumône!

– Ho! sa mère cria, vous êtes ennuyeux! Tous les jours il en passe, de ces garnements, de ces vagabonds, de ces truandailles.

– Hélas! épouse, fit au fond de son lit le bon vieil Archimbaud, donne-lui quelque chose: qui sait si notre fils n’est pas à cette même heure dans le même besoin!

Et, ma foi, en grommelant, la femme coupa un croûton et l’alla porter au pauvre. Le lendemain, le pèlerin retourne encore à la porte de la maison paternelle en disant:

– Au nom de Dieu, maîtresse, faites un peu d’aumône au pauvre pèlerin.

– Vous êtes encore là! cria la vieille, vous savez bien qu’hier on vous donna; ces gloutons mangeraient tout le bien du Chapitre!

– Hélas! épouse, dit Archimbaud le bon vieillard, hier as-tu pas mangé? et aujourd’hui toi-même ne manges-tu pas encore? Qui sait si notre fils ne se trouve pas aussi dans la même misère!

Et voilà que l’épouse, attendrie de nouveau, va couper un autre croûton et le porte encore au pauvre.

Le lendemain enfin, Espérit revient à la porte de ses gens et dit:

– Au nom de Dieu, ne pourriez-vous pas, maîtresse, donner l’hospitalité au pauvre pèlerin?

– Nenni, cria la dure vieille, allez-vous-en coucher où l’on loge les gueux!

– Hélas! épouse, dit le bon vieil Archimbaud, donne-lui l’hospitalité: qui sait si notre enfant, notre pauvre Espérit, n’est pas errant, à cette heure, à la rigueur du mauvais temps!

– Oui, tu as raison, dit la mère, et elle alla aussitôt ouvrir la porte de l’étable et le pauvre Espérit, sur la paille, derrière les bêtes, alla se gîter dans un coin.

Au petit jour, le lendemain, la mère d’Espérit, les frères d’Espérit viennent pour ouvrir l’étable… L’étable, mes amis, était tout illuminée: le pèlerin était mort, était roidi et blanc, entre quatre grands cierges qui brûlaient autour de lui; la paille où il gisait était étincelante; les toiles d’araignées, luisantes de rayons, pendaient là-haut des poutres, telles que les courtines d’une chapelle ardente; les bêtes de l’étable, les mulets et les bœufs, chauvissaient effarés avec de grands yeux pleins de larmes; un parfum de, violette embaumait l’écurie; et le pauvre pèlerin, la face glorieuse, tenait dans ses mains jointes un papier où était écrit: «Je suis votre fils.»

Alors éclatèrent les pleurs et tous en se signant tombèrent à genoux: Espérit était un saint.

(Almanach Provençal de 1879.)