Le Zubial, lui, regardait tout cela avec fascination. Il tenait le sport pour une activité exotique, réservée aux Anglais ou aux grands asthmatiques. Taper dans un ballon le tentait aussi peu que l'homosexualité, ou la pratique du badminton. Mais il était ravi que sa femme veillât sur notre éducation.

Je crois aussi que ma mère me préserva de paniques excessives en m'écoutant toujours avec une attention formidable. Jusqu'au jour de la mort du Zubial, je ne me suis jamais senti seul dans mes désemparements; certes, je les taisais, car je ne la sentais pas disposée à les entendre, mais notre complicité sur d'autres sujets me faisait chaud au cœur. Son obsession semblait être de me donner la force de surmonter les inquiétudes qu'elle m'infligeait par ses choix de vie. Elle me blessait et, dans le même temps, m'apprenait à me soigner, à faire face. Tout en me déstructurant par sa conduite de femme, elle fut assez mère pour me bâtir une colonne vertébrale qui me permît de tenir le coup. Mon frère Frédéric et ma sœur Barbara connurent peut-être une autre réalité; la mienne fut celle-là.

Mais je pense que l'événement décisif qui me permit de rester debout fut… la mort du Zubial; c'est elle qui me fit rencontrer le monde réel, et m'en dégoûta. Quelle violence! Mais ma souffrance fut ma chance.

Grandir en face de lui m'aurait condamné à demeurer un fils, je le sais. Ou à mal tourner. Si les acrobaties séduisantes de mon père s'étaient prolongées, j'aurais fini dans la peau d'un spectateur subjugué, d'un velléitaire pathétique, de son imitateur ou de son plus violent contradicteur. Peut-être me serais-je même tiré une balle dans la tête, comme mon frère Emmanuel, par désespoir de n'être que moi. Au lieu de cela, le Zubial me laissait la place.

À quinze ans, j'étais libre de saisir le seul remède aux dérèglements qu'il avait instillés dans mon esprit, le seul contrepoison susceptible de me soulager du chagrin d'être moins vivant que lui: l'écriture.

Parfois, il me semble que je n'ai pas seulement plongé mes mains dans l'encre pour lui ressembler, mais surtout pour réussir, enfin, à tolérer le réel qu'il m'a fait désaimer. Sous ma plume, je fais surgir des situations que lui aurait su mettre en scène in vivo. Le temps d'un roman, mon existence se pare des couleurs qu'elle avait jadis, quand il riait à mes côtés. À trente-deux ans, je me dédommage encore de vivre sans lui en écrivant.

Mais, à mesure que j'en prends conscience, il me semble que cette maladie de l'écriture me quitte et que, bientôt, ma plume me mènera sur d'autres chemins. Il y a tant de façons d'être écrivain…

– Mon chéri, n'oublie pas que nous sommes avant tout des amants, me murmure-t-il au téléphone.

J'ai quinze ans. Le Zubial est amoureux, mais cette fois de ma mère. Son corps est boursouflé de métastases, ses défenses immunitaires sont au plus bas. Nous n'avons pas le droit de nous voir, ni de nous parler de vive voix car je subis une méchante grippe; la lui refiler pourrait être fatal à son organisme fatigué. Bien que nous soyons dans le même appartement, séparés par une mince cloison, nous nous parlons donc par téléphone. Il me dit sa passion pour ma mère, celle qui lui donna un avant-goût de l'éternité, qui l'épousa pour demeurer sa maîtresse.

Maman est dans ma chambre, en train de trier mes vêtements. Je lui fais signe d'approcher et lui tends l'écouteur; en ce temps-là les appareils possédaient cet appendice qui ne permettait que l'écoute. Elle entend alors ce moribond joyeux qui me dépeint son émotion devant la nature réelle de sa femme, son trouble de la voir encore telle qu'au premier jour. Il me parle d'elle comme de sa boussole, de son espérance. Elle est son Amérique, celle qu'il ne cessera jamais de découvrir. Il me confie son rêve de connaître un jour la Vérité de cette petite fille de quarante-trois ans, son désir de l'utopier sans relâche tout en l'aimant pour ce qu'elle est réellement. Il m'explique alors que son imagination ne prête pas à ma mère des qualités qui lui feraient défaut, non, elle lui en suppose simplement d'autres moins visibles, en agissant à la manière d'un outil de connaissance intuitive.

Et je vois ma maman qui se met à pleurer, de surprendre cette confession brûlante d'un père à son fils. Cet instant est parfait; un bonheur souverain me possède. Que la Providence m'eût placé dans cette position de trait d'union entre ces deux amants, une fois dans ma vie, me reste comme une joie ineffaçable.

À quinze ans, j'apprends ainsi que reparler d'amour est encore plus beau que d'en parler. Que rêver une femme peut être une manière de rendre hommage à ce qu'elle est en vérité. Que ma dignité n'est pas d'être un mari mais un amant. Qu'il n'y a pas d'autre issue que d'entendre ce que les femmes nous disent pour devenir soi, comme si par leurs reproches elles veillaient à ce que nous ne nous perdions pas. J'apprends que leurs besoins sont nos guides. Qu'aimer est la seule activité qui fasse de nous des mieux que nous.

Ces certitudes qui me constituent, je les tiens de cet homme qui fut sans doute l'un des amants les plus déroutants de ce siècle. Si je suis l'un de ses fils, c'est peut-être moins par les gènes que par le cœur. Au fond, il me semble que, par les voies de cette hérédité-là, tout le monde peut devenir un fils de Zubial.

Juillet 1980. Le Zubial est mourant, mais personne n'y croit. Son corps est constellé de métastases grosses comme des œufs de pigeon, et il rit encore. Sa vitalité enjôleuse nous jette de la poudre aux yeux, à nous qui ne voulons pas voir. Est-il fatigué par moments? Nous l'avons tous tellement vu jouer au malade alors qu'il était bien-portant que chacun en sourit.

Refusant sa propre inquiétude, ma mère a décidé de m'expédier en vacances, dans les Alpes du Sud, où l'on m'initie à la varappe. Si j'ai de temps à autre le vertige, ce n'est pas parce que je suis sur le point de tomber dans le plus grand gouffre de ma vie mais en raison de la déclivité affolante des pentes que j'escalade. Naturellement, je suis amoureux, sans retenue. D'une fille? Non, d'un corps charmant, celui d'une étudiante dont les formes m'enthousiasment. Elle est hollandaise; je me découvre un vif intérêt pour les Pays-Bas.

Chaque soir, je m'introduis dans sa tente, à l'insu de nos moniteurs, et m'émerveille de n'être pas homosexuel. Plus je goûte à sa peau plus je m'éprends de l'esprit que je lui suppose; trois jours de ce régime me persuadent que je tiens enfin la femme qui portera mon nom.

Aussitôt, comme à mon habitude, je forme le projet de l'enlever dès que notre stage d'alpinisme s'achèvera, pour l'attacher à mon destin. Mes quinze ans ne me semblent pas un obstacle; ses dix-huit ans l'autorisent à m'aimer librement. L'avenir de mon cœur me paraît assuré. Déjà je lui expose mon intention de lui faire sous peu d'innombrables petits.

Pour des raisons qui m'échappent, j'étais à l'époque en proie à un violent appétit de reproduction, alors que j'étais moi-même encore un enfant. Mais je ne m'en apercevais pas; et j'étourdissais de tant de paroles mes amoureuses qu'elles n'éprouvaient pas le besoin de me raisonner, même si elles se montrèrent plus prudentes que moi, grâce à Dieu.

Nous campions au milieu de hautes herbes quand un orage nous contraignit à nous replier deux jours dans une grange de montagne. Que se passa-t-il alors dans mon cerveau? J'eus soudain le besoin d'écrire au Zubial, pour lui dire que j'étais fier d'être son fils et lui révéler ce que je comptais faire de mon existence lors du prochain demi-siècle. Comme je ne disposais pas de table dans notre abri improvisé, je me suis appuyé sur le dos de ma maîtresse pour rédiger cette lettre insensée, griffonnée sur les pages d'un petit carnet rouge à spirale.

Saisi par une urgence qui me trouble aujourd'hui, je lui ai avoué tout ce que je comptais faire des facultés qu'il m'avait léguées, avec une intuition qui, jusqu'à présent, s'est révélée juste. Je n'en dirai pas davantage, car le contenu de ce texte prophétique et terriblement naïf ne regarde que nous deux. Je lui ai tracé avec fièvre les étapes de ma future biographie. Ma plume filait, comme portée par un désir irraisonné de rassurer le Zubial sur le destin de son sang.

Pourtant, je le répète, sa mort me semblait hors sujet. Pas un instant, je n'eus le sentiment de lui confier un ultime message. Mes amours me poussaient même vers un optimisme qui va souvent avec le plaisir d'aimer. Il est vrai qu'écrire sur le dos de la femme que l'on croit adorer n'est pas une activité qui porte à la morosité.

Ma lettre l'atteignit avant qu'il ne meure. Le Zubial la lut et convoqua aussitôt ses amis les plus chers pour leur en donner lecture. Dès mon retour, au bras de la très provisoire femme de ma vie, il voulut m'en parler, mais nous n'en eûmes pas le temps. Je devais repartir pour la Suisse illico. Quelqu'un m'appelait dans l'ascenseur pour que je me hâte; nous avions à peine le temps d'attraper un train pour Vevey. Alité, mon père eut seulement la présence d'esprit de me lancer:

– Alexandre, fais-le, mais seulement si tu y crois vraiment.

Ses yeux me donnèrent sa confiance.

Je sortis de sa chambre, pour ne plus jamais le revoir. Huit jours plus tard, le Zubial était enterré au bord du lac Léman, avec mon petit calepin rouge sur le cœur. Mes paroles l'accompagnaient dans l'au-delà; elles lui tiennent encore chaud. Commençait alors le long trajet qui me mène à ce livre, ces douloureuses années de lutte pour tenter de me relever de son départ. Y suis-je parvenu? Il me semble parfois que si j'ai guéri, mon chagrin de fils, lui, survivra à ma guérison.

Paris, le 24 mai 1997

Papa,

Pendant dix-sept ans, j'ai essayé de me faire croire que je n'étais pas ton fils, que ton sang n'était pas descendu jusqu'à moi. Avec obstination, je me suis attaché à effacer de mon caractère les traits et les élans qui nous étaient communs; et, dès que je sentais rejaillir en moi les bourgeonnements de ta sève, je m'amputais de mes désirs les plus vifs, de cet esprit de cabriole qui était le tien et avec lequel j'étais en litige. Sans cesse j'ai émoussé la fantaisie de mon caractère, à défaut de réussir à la congédier tout à fait. Avec brutalité, je me suis interdit d'être Jardin, j'ai tenté de me rectifier, de me délester de cet excédent de folie que tu m'avais légué.

Mes romans furent aussi pleins de vitalité, de joie et de liberté que mon existence en était vide. Obéir à mon tempérament de furieux me faisait si peur que je m'étais inventé une autre nature, toute en raideur, en refus des belles imprudences. N'être pas toi fut la maxime qui régla ma conduite; avec constance, je me suis dézubialisé. Peu de temps après l'effet de souffle de ta mort, mon corps a même oublié qu'il aimait danser; il s'en souvient à peine. Très vite, je me suis appliqué à ne pas vivre la nuit, à fuir le Paris nocturne dans lequel tu jouais les rôles que tu te distribuais avant de les recycler dans tes écrits. J'ai dit non à tout ce qui pouvait me faire perdre le contrôle de moi-même.