Je m'avançai et lui fis la courte échelle. Affranchi de ma trouille, j'étais tout à coup bouleversé de voir cet homme de quarante-cinq ans exonéré de toute retenue, rejouant pour lui seul – et peut-être aussi à mon intention – cette scène de ses dix-neuf ans; car il était bien évident que sa Sylvia n'était plus derrière cette fenêtre, en tout cas plus celle qui survivait dans son cœur. C'était un spectacle extraordinaire que de le voir accomplir cette répétition de sa jeunesse, avec des gestes patauds et un corps moins souple.

Arrivé au premier étage, le Zubial se colla contre la vitre, jeta un œil dans la chambre et me chuchota avec déception qu'il n'y avait personne, ce dont je me doutais; mais, au lieu de faire demi-tour, il résolut d'aller chercher Sylvia et d'effacer les années qui les séparaient! Mes appels au plus élémentaire bon sens comptèrent pour rien. Porté par son rêve, il brisa un carreau et disparut dans la maison.

L'angoisse reprit alors possession de moi. Seul, je ne subissais plus son charme hypnotique. Qu'allait-il se passer? Je le voyais déjà au poste de police, ou abattu à coups de fusil par un mari affolé. À l'étage, une lumière s'alluma. J'entendis une voix, un cri. Sans réfléchir, je me suis carapaté, autant pour échapper à un éventuel poursuivant que pour évacuer cette situation qui, brusquement, me glaçait. À toutes jambes, j'ai regagné notre voiture, cachée par un bosquet, et m'y suis enfermé. Mon cœur battait la chamade.

Alors commencèrent trente minutes d'attente, de questionnements inconfortables. Le Zubial ne rappliquait pas et je ne parvenais pas à saisir pourquoi lui réussissait à dompter sa peur alors que la mienne, en ces instants, me gouvernait. Mes mains étaient froides. Je tremblais de honte de n'être que moi-même, en m'efforçant de contrôler ces secousses que j'entendais lui cacher. Mais il tardait à surgir. J'écoutais la nuit, dans la terreur d'entendre une détonation ou l'arrivée d'une voiture de la gendarmerie. Qu'aurais-je pu expliquer aux forces de l'ordre? Il est des comportements qui défient le sens commun. Les minutes lambinaient, tardaient à s'écouler. Le Zubial était-il mort, ou étendu dans les draps de la dame? Cette hypothèse charmante me semblait la moins probable. Une femme s'offre-t-elle à son cambrioleur sous prétexte de l'avoir connu jadis? Mes raisonnements tournaient à vide car les circonstances échappaient à ce qui se conçoit ordinairement. Le Zubial avait, une fois de plus, mis en scène une de ces tranches de vie où plus personne ne savait régler sa conduite. Sylvia pouvait aussi bien s'être donnée, l'avoir éconduit ou lui avoir offert une bière en lui racontant sa ménopause. La réalité se montra plus déconcertante encore.

Une demi-heure plus tard, le Zubial réapparut enfin. Sa physionomie était joyeuse; un air victorieux illuminait ses traits.

– Viens Sandro, nous dormons ici cette nuit.

– Sylvia, elle est là?

– Non, sa fille est là, avec des amis. Mais ses copains dorment. C'est tout Sylvia. Elle s'appelle Judith.

– Qu'est-ce que tu lui as dit?

– La vérité.

– Ça lui a plu?

– Beaucoup.

Dans le hall, j'ai le souvenir d'avoir croisé une jeune femme irrésistible qui me donna aussitôt une chambre, dans l'une des tours du château. Elle était vêtue d'un tee-shirt qui lui faisait une chemise de nuit et de chaussettes montantes qui laissaient voir le haut de ses cuisses bronzées. Son nez était une perfection. Le lendemain matin, nous sommes partis à l'aube sans la recroiser. Ce lundi-là, je suis arrivé en retard à l'école.

Je n'ai revu Judith que le 30 juillet 1996, lorsque je surpris les maîtresses du Zubial en l'église Sainte-Clotilde. Elle était de celles qui pleuraient. Ses sanglots ravageaient sa poitrine, l'asphyxiaient presque. Tout était dit.

Depuis, je reste nostalgique des chemins indiqués par les panneaux qui signalent d'Autres directions. Un jour prochain, je quitterai moi aussi les autoroutes de mon quotidien pour en suivre un. Où m'emmènera-t-il? Ou plutôt, où me laisserai-je conduire? Le Zubial m'enseigna qu'il n'est pas de destin fécond qui ne s'écarte des voies trop balisées et que l'on ne trouve son propre chemin qu'en cessant d'y résister.

Printemps 1977. Jeanine, notre femme de ménage, ouvre la porte du salon de Verdelot et pousse un cri. Alertés par l'inquiétant glapissement, les enfants interrompent leur petit déjeuner et rappliquent en meute. Nous découvrons avec elle un squelette humain, suspendu à une poutre, près de la cheminée.

Dix minutes plus tard, le Zubial débarque à son tour et nous explique qu'il s'agit du squelette de Talleyrand. Je n'en crois pas mes yeux! Ma bouche s'assèche. J'ai devant moi les ossements de Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, ministre des Relations extérieures de Napoléon. Papa est formel, c'est bien lui; il en veut pour preuve la denture un peu ébréchée sur laquelle on devine un perpétuel ricanement.

C'est un antiquaire de ses amis qui a réussi à lui dégoter cette pièce unique, on devine pourquoi, pour une somme mirobolante. Nous ne sommes pas les seuls à être friands de tout ce qui touche au grand homme; en l'espèce, nous ne pouvions pas être plus proches de lui. Ce puzzle de calcium en mauvais état vient d'être restauré à grands frais à Londres. Il nous arrive requinqué, bichonné, nettoyé comme jamais il ne le fut. Talleyrand est à neuf.

Jamais peut-être je n'eus le sentiment de posséder quelque chose d'aussi précieux; c'était un peu comme si nous avions reçu le squelette de Mickey ou de Tintin. Pendant des années, le Zubial et moi avions joué à Talleyrand, à imiter sa claudication, à nous vêtir selon ses préceptes, en accumulant les couches de laines variées, à singer ses mœurs intimes. Nous connaissions ses répliques les plus célèbres et, quand il nous en manquait, nous en inventions de jolies qui, dans sa bouche, eussent sonné juste.

Tremblant, je me suis avancé et ai touché la main qui signa tant de traités pour réorganiser l'Europe, qui distribua et reçut tant d'argent, la main qui parcourut le corps d'une telle quantité de femmes, cette main qui avait serré celles de Danton, de Mirabeau, de Bonaparte, de Robespierre, de tous les conventionnels, de cette fripouille de Barras, de Napoléon, de l'implacable Fouché, de Louis XVIII, de Charles X, du prince de Metternich lui-même, du tsar Alexandre et, enfin, la mienne!

En tant que futur souverain de l'Europe, j'en fus immensément troublé.

Hélas, ma mère ne voulut pas conserver cet auguste squelette dans notre salon; elle en avait peur. Il fallut installer Talleyrand dans le grenier où, chaque week-end, je venais lui rendre visite, ôter les toiles d'araignée qui l'importunaient. Parfois, j'improvisais des discours en sa présence, pour donner plus de solennité à mes premières tentatives oratoires. Je me croyais alors à la Convention, en 1793. J'ai même lu à ce squelette très patient l'appel du 18 juin, avec ferveur, en parlant dans un faux micro ancien qui provenait du tournage de Borsalino; car, dans ce grenier extraordinaire, s'accumulaient les souvenirs des films du Zubial et des amants de ma mère.

Et puis, un jour, j'ai ouvert par hasard une revue médicale, chez mon grand-père maternel, chirurgien à la retraite. Il y avait là, devant moi, une photographie des os d'un pied bot. J'ai alors compris que le Zubial m'avait menti, froidement. Le squelette non déformé de mon grenier ne pouvait pas être celui de Charles Maurice qui, lui, était affligé d'un pied bot.

Je profitai d'un dîner au restaurant avec ma mère et le Zubial pour mettre un terme à ce mensonge qui me navrait, en exhibant la revue. Gêné, le Zubial se racla la gorge et but un grand verre d'eau minérale.

– Mais alors, fit ma mère inquiète, c'est le squelette de qui?

Mon père commença alors une longue digression, pleine de pirouettes qui ne servaient à rien sinon à éviter de répondre clairement. Ma mère l'interrompit et le somma de nous dire enfin qui était le squelette suspendu dans notre grenier!

– C'est…, finit par marmonner le Zubial,

il s'agit de… oui, de Paul.

– Paul qui?

– Paul Morand.

Ma mère poussa un cri, plus violent encore que le hululement affolé de Jeanine lorsqu'elle avait ouvert la porte du salon. Le restaurant entier se retourna. Le Zubial nous expliqua alors que Morand avait légué à mon oncle, Gabriel Jardin, les droits de la partie de son œuvre publiée ailleurs que chez Gallimard, et son corps à la science, sous réserve que son squelette d'écrivain, une fois nettoyé, revînt à mon père.

Cette disposition testamentaire était tout à fait symptomatique de ce que le Zubial pouvait susciter chez les autres. En face de lui, presque tout le monde se mettait à penser des choses singulières; il révélait la folie latente des êtres qui, pour lui plaire, lui faisaient parfois cadeau de décisions extravagantes.

Le Zubial nous précisa que Morand avait indiqué dans son testament: Je désire que mon squelette rie de toutes ses dents devant Pascal Jardin, jusqu'à sa propre mon. Ne sachant trop comment nous présenter la chose, papa avait eu l'idée de nous faire croire que ces ossements étaient ceux de l'évêque apostat. Cette solution, nous expliqua-t-il, avait le mérite de me faire plaisir et ne pas trop effrayer ma chère maman.

– Un vieux squelette, ça fait moins peur que celui de quelqu'un qu'on a connu, non?

Ma mère était blême, effarée que le Zubial ait pu se livrer à une telle comédie, qu'elle jugeait macabre et de mauvais goût. Il est vrai qu'il y a quelque inconvenance à suspendre le squelette de l'amant de sa propre mère dans le grenier. Moi, je repensais à tous les discours véhéments et sincères que j'avais déclamés devant les restes du grand écrivain, au lieu de m'adresser directement au ministre de Napoléon; cette méprise me chagrina fort. Notre dîner tourna court. Il fallut quitter le restaurant avant le dessert. Ma mère exigeait que Paul Morand décampât de Verdelot le soir même. Mais comment s'en débarrasser?

L'affaire fut d'une complication extrême. Personne n'accueille un squelette avec simplicité dans son living-room, et le Zubial s'opposait à ce qu'on l'enterrât sans façon au fond du jardin. Nous songeâmes un temps à en faire don au musée de l'Homme, mais le conservateur ne voulut pas de Paul, au motif que son passé politique était suspect; et puis ce n'était pas la vocation de son établissement d'accueillir les gens de lettres. Il fut également impossible de le faire admettre dans un cimetière ordinaire. L'opération exige un permis d'inhumer et nous ne trouvâmes aucun médecin légiste qui acceptât de constater la mort de l'auteur. Le Zubial, lui aussi, refusait de prendre cet encombrant pensionnaire chez lui, sous le prétexte que sa mère, encore éprise du souvenir de Morand, en concevrait de la contrariété. Alors mon père eut une idée qui nous sauva de ce mauvais pas.