Mon désespoir lui donnait de la température. Alors, excédé de tristesse, je commençai à sangloter en confessant que j'aimais cette fille à en crever. À son tour, le Zubial se mit à pleurer et me serra tendrement dans ses bras. Longtemps nous restâmes ainsi, à mêler nos larmes de Jardin père et fils. Il découvrait soudain que mon malheur était celui d'un amoureux authentique, que son petit n'était plus tout à fait un enfant, qu'il souffrait des mêmes plaies que lui. À ses yeux, ce premier chagrin d'amour était mon acte de baptême. Chez nous, l'eau bénite est celle des larmes que nous causent les femmes.

Puis, quand nous eûmes pleuré tout notre saoul, il m'interrogea. À quelle heure était-elle partie? Pour quelle destination? Je marmonnai de vagues réponses. Il disparut un quart d'heure dans sa chambre, téléphona; et quand il revint, ce fut pour me déclarer:

– Sandro, nous partons!

– Où?

– Dans une heure nous décollons pour Venise. Une voiture nous attend, nous traversons la Dalmatie et à dix heures quarante-deux tu attends Sacha en gare de Ljubljana, sur le quai. Elle descend, te voit, fond en larmes, t'embrasse et là tu deviens inoubliable! Dans cinq générations, les filles de sa famille se souviendront encore de toi!

C'était l'un des amis du Zubial, assistant de cinéma, rompu aux acrobaties qu'exigent les tournages, qui avait organisé cette course folle destinée à rattraper le train de Sacha.

À l'heure dite, nous décollâmes d'Orly. Je demandai à mon père ce qu'allait coûter notre périple. Il me répondit que cela n'avait pas d'importance, ou plutôt qu'il était important que j'apprenne à consacrer l'essentiel de mes revenus ou de ceux des autres pour conquérir les femmes que j'aimais; le reste ne pouvait être qu'un mauvais placement, immoral de surcroît. Telles étaient les règles de gestion du Zubial, toujours à cheval sur certains principes.

À Venise, nous louâmes une Alfa Romeo et toute la nuit le Zubial conduisit le long des côtes dalmates. Je me sentais le fils de James Bond, l'égal de Fantômas. Allongé à l'arrière, je m'efforçais de dormir pour faire bonne figure devant ma belle le lendemain matin. Mais je me souviens nettement de la nuque raide de mon père qui pétunait sans relâche et ne lâcha le volant que pour refaire le plein avec des jerricanes jaunes entreposés dans le coffre.

Le climat très cinématographique de ces scènes laissera sans doute au lecteur une sensation d'irréalité; mais c'était justement ce sentiment de fiction qui vous gagnait quand vous fréquentiez le Zubial. À un moment ou à un autre, vous finissiez par vous demander si ce qui vous arrivait était vrai. Cette fois-là, c'était pourtant bien moi qui voyageais à l'arrière de cette Alfa enfumée, laquelle fonçait sur les petites routes d'une hypothétique Slovénie dont je n'apercevais rien puisqu'il faisait nuit.

Nous arrivâmes à Ljubljana au lever du soleil, avec plusieurs heures d'avance. Cette ville proprette nous étonna, tant nous nous attendions à tomber dans un recoin usé de l'Europe communiste. Nous prîmes un petit déjeuner dans un hôtel charmant, une pension de famille où le Zubial me réserva une chambre, au cas où Sacha aurait faim de moi dès son arrivée.

À dix heures quarante-deux, j'étais sur le quai numéro un, dans la ligne de mire du Zubial. Assis sur un banc, vingt mètres derrière moi, il me scrutait et je sentais bien que c'était lui qu'il apercevait dans ma silhouette. C'était lui à mon âge qui allait embrasser cette jeune Slovène. Notre ressemblance était déjà frappante et je me souviens avoir adopté sa démarche, les mains dans les poches, pour lui faire plaisir, en faisant les cent pas. Le train avait du retard. Il y avait du monde sur le quai. L'air était tiède. Je me préparais à jouer l'une des plus jolies scènes de ma courte existence, une scène de mon anthologie personnelle que, des années plus tard, je pourrais me remémorer avec délectation.

Le train entra en gare. Le Zubial me fit un sourire et se dissimula derrière un journal, comme dans les films, pour qu'elle ne le reconnût pas. Lorsque les passagers commencèrent à descendre, je ne tenais plus en place. Dans ce rôle écrit par mon père, je me trouvais irrésistible. Sacha apparut bientôt en bout du quai. Sûr de mon effet, je patientais lorsque, soudain, je la vis courir sur le quai. M'avait-elle aperçu? Je m'apprêtais à être le plus heureux des hommes quand tout à coup je devins le plus affligé. Elle sauta dans les bras d'un jeune homme d'une vingtaine d'années, un grand steak qui me dépassait de deux têtes. Dans la foule, j'entrevis son sourire radieux tandis qu'elle l'étreignait, ce sourire qui disait qu'elle était à ce garçon et que je n'avais été qu'une folie parisienne, un divertissement quand moi je m'étais cru aimé.

Mon sang se figea, cessa d'irriguer mon organisme. Avec une raideur toute mécanique, je pivotai vers mon père. Nos regards consternés se croisèrent. Livide, il m'adressa un haussement d'épaules. Je n'eus pas le cœur de me laisser voir; je fis un pas en arrière et me dissimulai derrière un poteau lorsque Sacha passa au bras de son fiancé. Jamais elle ne sut que j'avais traversé l'Europe pour la précéder et l'étourdir de mon amour.

La bite sous le bras, comme dit Brel, je suis rentré à Paris avec le Zubial qui s'attacha à me consoler du mieux qu'il pût. Mais, dans cet épisode cruel, j'avais acquis la certitude que les rôles de mon père ne me vaudraient jamais rien, que toujours je serais un peu ridicule dans ses costumes. On ne s'improvise pas Pascal Jardin. On naît dramatiquement libre, étonnamment lui, mais on ne le devient pas. Je pouvais à la rigueur me glisser dans mon propre personnage, celui d'Alexandre, mais dans le sien jamais. Inaccessible!

Si un jour Sacha tombe sur ce petit livre, en français ou dans une autre langue, je voudrais qu'elle sache que, si le grand steak slovène ne l'avait pas attrapée sur le quai, je l'aurais ramenée en France. En ce temps-là, je ne mégotais pas avec mes désirs; aujourd'hui non plus, d'ailleurs…

Une découverte m'accabla à la mort du Zubial: la petite quantité d'êtres qui, sur cette Terre, sont animés par d'immenses appétits, et le nombre encore plus réduit de femmes réellement désirées avec fureur. Toute mon enfance, à l'ombre de mon père, j'avais cru naturel que la vie fût gouvernée par des envies susceptibles de créer des cyclones; et puis, soudain, je découvris la terrifiante inertie du monde.

Quand papa convoitait vraiment une dame ou un mirage séduisant, il demandait à l'univers de conspirer en sa faveur. Récemment, ma mère m'a laissé voir les lettres qu'il continua de lui écrire du fond de sa tombe suisse. Je n'en trahirai pas la teneur qui leur appartient; mais je demeure absolument fasciné par les artifices qu'il imagina pour contourner l'inconvénient de sa propre mort, afin de continuer à séduire sa femme. Même sa disparition n'était pas pour lui un obstacle sans remède. L'assouvissement de ses rêves restait son programme, sa raison d'être alors qu'il n'était plus. Une fois morts, la plupart des gens se calment, lui pas. Le Zubial avait cet enthousiasme qui faisait courir les paralytiques et convertissait les réticences en besoin violent, les réserves en appétits, comme si ses fringales eussent été contagieuses.

Si je fus un enfant gâté, sans jamais l'être par un excès de cadeaux, je le dois à son extraordinaire respect pour les désirs d'autrui, pourvu qu'ils eussent un peu d'éclat et de fermeté. Jamais il ne se moqua de moi quand je manifestai un souhait incongru. J'avais le droit de parler de ma destinée comme de celle d'un futur chef d'État, de me désigner comme le successeur naturel de Jules César au trône de l'Europe, par exemple; il n'esquissait pas même un sourire. Ses sarcasmes ne s'appliquaient qu'à ceux dont l'ironie trahissait le manque de courage, ou un déficit d'inconscience qui était à ses yeux la marque de l'impuissance véritable. Dans son esprit, les raisonnables occupaient le dernier échelon de l'humanité, formaient ce rebut qu'il ne cessait de stigmatiser.

J'ai le souvenir d'avoir dit un jour à l'un de mes professeurs d'histoire, au lycée, qu'il n'était pas digne de nous enseigner cette matière s'il pensait avec quelque sincérité que la France n'était qu'une puissance moyenne. Cette flèche était directement inspirée par le système de pensée du Zubial, complètement étranger aux cocoricos nationalistes mais toujours porté à récuser les arguments plaintifs qui n'appellent pas à l'extension du champ des possibles. Je crois tenir de lui le sentiment que mes volontés, même invalidées par les contingences, finiront toujours par dessiner les contours du réel. Fondamentalement pessimistes l'un et l'autre, nous restons convaincus que le bonheur est la seule issue, que le mal est un affreux malentendu et que les désirs irrépressibles peuvent tout dynamiter.

Un jour que j'étais chez lui, je le vis expliquer à un huissier du fisc qu'il était ruiné à perpétuité puisque ses retards d'impôts étaient mathématiquement irrattrapables et que, malgré cela, il se sentait riche, immensément, parce que ses envies à lui étaient plus fortes que le désir du Trésor de le plumer. Il était d'autant plus sûr de son fait qu'il savait qu'aucun de ses meubles ne serait saisi; depuis qu'il avait fait réduire la largeur du couloir de son entrée, plus un ne passait! L'huissier l'écoutait d'un air dubitatif en continuant son inventaire, le prenant sans doute pour un écrivain, et paraissant ne pas se rendre compte que cet illuminé en peignoir était porteur d'une grande vérité. Chaque jour, le Zubial vérifiait cet axiome selon lequel la vision qu'un homme a de lui-même finit par commander le réel.

Quand il m'arrivait d'en douter, il me répétait toujours:

– Même l'appel du 18 juin a fini par être entendu. Alors…

La dernière fois que je l'entendis formuler cette phrase rituelle, son médecin venait de lui annoncer que son nouveau cancer pouvait interrompre sa course. Le Zubial en avait déjà terrassé quelques-uns et, pas un instant, nous ne songeâmes que celui-ci était de taille à briser son extraordinaire vitalité. De Gaulle avait résisté, protégé par l'idée qu'il se faisait de lui-même, et puis, un jour, sa silhouette avait fédéré les enthousiasmes français en remontant les Champs-Élysées; donc papa continuerait à fréquenter le Fouquet's, à fabriquer les êtres qu'il aimait. L'affaire était entendue.

Et puis il mourut, pour de vrai. D'un coup, le magicien avait perdu ses pouvoirs; la mort l'avait dépouillé de sa vitalité, lui, l'invincible culbuto qui toujours se relevait de ses fiascos. Être le Zubial ne suffisait plus. À quinze ans, je découvrais que le scandale du réel existait, que la vraie vie pouvait se montrer plus forte que les poètes, terriblement cruelle et risible de bêtise. Je perdais mon père et ma foi en la puissance illimitée des grandes visions. Le dernier acte, sanglant, me jetait à la figure une morale abjecte, intolérable. Finalement, de Gaulle pouvait perdre, et se recycler en speaker londonien appointé par la BBC, Christophe Colomb pouvait mourir étouffé par une arête de poisson avant d'inventer l'Amérique; il était possible qu'Armstrong explosât dans sa fusée Apollo en partant pour la Lune.