Toujours elle s'évadait dans ses pensées romanesques quand la vie manquait de talent à ses yeux. À table, lui parliez-vous d'un sujet trop ordinaire ou qui la rasait? Vous deveniez illico transparent, elle se mettait à siffler en regardant en l'air, que vous fussiez son petit-fils ou le Premier ministre de Charles de Gaulle. Mais si vous évoquiez Rilke ou Giraudoux, elle vous resservait. Un soir où la conversation roulait sur la politique, entre le Nain Jaune et quelques très puissants de ce monde, elle s'était endormie au cours du repas, pour s'échapper; son visage était tombé dans son assiette de soupe! C'est son valet de chambre qui m'avait raconté la chose le lendemain, encore stupéfait qu'elle eût recommencé malgré les remontrances du Nain Jaune. C'était la troisième fois. Un gendarme lui adressait-il la parole dans la rue? Elle ne lui répondait même pas, au motif qu'elle ne reconnaissait aucune autre autorité que celle de ses envies. Un jour qu'elle avait résolu d'annexer une partie du jardin de sa voisine et que mon frère Frédéric refusait d'aller rosser la propriétaire avec sa canne pour qu'elle obtempérât, elle lui claqua la porte au nez en s'exclamant:

– Il n'y a plus d'hommes! Il n'y a plus d'hommes!

Mon oncle Gabriel lui cria que nous devions respecter une certaine équité. La porte se rouvrit alors et Moutie nous déclara:

– Je ne connais de justice que dans la défense des gens qu'on aime!

Et elle claqua à nouveau la porte.

Telle était la mère du Zubial qui, de 1905 à 1996, entendit vivre la totalité de ses désirs, sans exception, et vitupéra sans retenue quand, par extraordinaire, la réalité ne se soumettait pas. Les esprits lucides verront en elle un monument d'égoïsme; ils n'auront pas tort. Mais elle l'était à un degré tel que cela en devient une curiosité ethnologique. Et puis, il y avait quelque chose d'extravagant à voir cette femme être absolument l'auteur de son existence.

Ma grand-mère vivait en Suisse, au bord du lac Léman, et ne sortit pratiquement jamais de son jardin. D'ailleurs elle ne possédait pas de carte d'identité, sûre qu'elle était d'être elle-même et de savoir en persuader quiconque en douterait. À peine franchissait-on la grille de son parc que l'on quittait le territoire helvétique pour entrer dans un monde à part, follement Jardin.

La Mandragore, sa maison, était un lieu où n'avait cours qu'une seule monnaie: l'extrême singularité. Aucune mode n'y pénétrait, aucune valeur extérieure n'y faisait souche. Moutie tenait le travail en horreur, sous l'excellent prétexte qu'il éloigne les hommes des femmes. Les nécessités économiques lui importaient peu; elle en voulut toujours au Nain Jaune de passer tant de temps à gagner leur vie et ne lui en sut jamais gré. À ses yeux, le christianisme demeurait une curiosité, le capitalisme un mystère, la police un anachronisme, le salariat un malentendu, la sécurité sociale une énigme. Tout ce dont parlaient les journaux était évacué de son univers; d'ailleurs elle n'en lisait aucun. C'est à peine si elle nota que Mitterrand avait un jour succédé à Giscard. En revanche, elle s'émouvait d'une remarque jaillie sous la plume d'Aragon, se remplissait de l'Amérique latine par le truchement de ses auteurs, s'insurgeait contre le scandale d'une impropriété qui salissait la prose de son amant Paul Morand, que le Nain Jaune avait chassé quelques années auparavant de La Mandra gore, à coups de revolver.

Les livres donnaient à Moutie des nouvelles de la réalité, les romans l'entretenaient de l'essentiel, l'alimentaient en frissons à sa mesure, lui ouvraient les portes de perceptions neuves; sans interruption, les écrivains lui tinrent lieu de garde, trop rapprochée au goût de son mari.

Chez elle, on ne croisait personne qui ne fût d'abord un personnage. Au petit déjeuner surgissaient des individus irrécupérables, tout un zoo humain qui me ravissait: un militant écolo qui vivait pieds nus, facteur d'épinettes de son état, un rabbin véhément qui traitait d'hérétiques ses interlocuteurs, un grand éditeur parisien venu se masturber sur les rives du Léman pour oublier son homosexualité, un universitaire québécois au physique humide qui entretenait une liaison aussi torride que platonique avec une princesse indienne, des jeunes filles à qui l'on prêtait des qualités à la hauteur de leur beauté, un syndicaliste bulgare qui venait se faire masser les pieds par ma grand-mère, le chroniqueur d'un magazine de la bonne bourgeoisie, grand opiomane, qui rédigeait seul, à ses heures, un canard de confessions érotiques, tout en droguant sa chienne pour se consoler de ses amours orageuses avec sa propre sœur, un extraordinaire agent du KGB qui possédait une chevelure aux allures de vieille moquette et assurait avec zèle le financement des partis politiques français en pompant les finances du patronat, des ministres égarés qui se dédommageaient du hasard des urnes en forniquant avec la voisine, des riches ruinés, tout un bric-à-brac humain qu'elle ne jugea jamais.

C'est dans cet univers quasi fictif que le Zubial grandit et affermit ses facultés. Les chaos de la guerre l'avaient tenu à l'écart d'une scolarité normale, ses instincts libertaires l'en avaient encore éloigné et la bénédiction de sa mère avait achevé de faire de lui un presque illettré à seize ans. Un jour que je demandais à Moutie si cette situation ne l'avait pas inquiétée, elle me répondit:

– Mon chéri, ton père avait appris des choses bien plus importantes que la maîtrise de l'orthographe…

Effectivement, pour ondoyer dans l'univers Jardin, ce bagage n'était pas indispensable. Inutile de lire les écrivains; écouter Giraudoux à table suffisait pour découvrir sa langue. Fréquenter les philosophes était un sport qui se pratiquait en barque sur le lac Léman, ou au cours d'excursions alpestres sur les traces de Rousseau. Moutie pensait que le baccalauréat n'était nécessaire qu'à ceux qui rêvent d'une carrière, non d'un destin sur mesure. Quand le Zubial me demandait l'orthographe d'un mot, et que je répondais avec justesse, ma grand-mère me regardait avec pitié, comme si

j'avais fait partie d'une classe honteuse. Au fond d'elle-même, Moutie était navrée que ma mère m'eût cantonné dans les prés trop carrés de l'éducation légale qui, à ses yeux, borne les êtres et produit des diplômés qui ne savent que ce qu'ils ont appris.

Lorsque le Zubial devint gigolo à quinze ans, sa mère applaudit des deux mains, se félicita que la Providence eût envoyé une telle initiatrice dans les bras de son fiston. Un des amis d'enfance de mon père, qui, à l'époque, couchait avec le chauffeur de la dame, me raconta une anecdote éclairante sur la nature des liens qui unissaient alors le Zubial et sa mère.

Au cours de l'une des réceptions burlesques données par le jeune Pascal dans son Petit Trianon helvétique, on le cherchait partout. Lui et Clara avaient disparu. Quand il fallut passer à table, ils resurgirent tous deux, encore illuminés par leurs privautés. La dame terminait à peine de remettre ses cheveux en place. Assis près de lui, en bout de table, son ami se pencha alors pour dire au Zubial:

– Fais gaffe en te levant, tout à l'heure, tu as du rouge à lèvres autour de la braguette…

Et mon père lui répondit:

– Ça n'a aucune importance, il n'y a que maman qui a remarqué!

Moutie ne tolérait pas les écarts de son fils, elle les favorisait, de peur qu'il ne vive une jeunesse trop normale. De même fut-elle ravie lorsqu'il plaqua sa maîtresse fortunée, rendit les bagues et les douzaines de chemises, pour devenir ouvrier papetier dans une usine du Massif central, à dix-huit ans. Cette volte-face comportait assez d'excès pour qu'elle reconnût en lui son propre sang. Beaucoup de gens n'ont jamais cru à la véracité de cet épisode ouvrier de la vie du Zubial; mais, je le répète, l'improbable était son lot.

Ces années dures pour ce fils de bourgeois, ami du fil d'Ecosse et des vins fins, furent une manière de purgatoire. Dans les ombres d'une usine où il s'écœurait de vivre, son caractère acheva de se dessiner, son rejet absolu de l'ordre devint un pli essentiel de sa nature. Loin de virer à gauche, il quitta ses réflexes de jeune homme de droite pour s'enfoncer dans un anarchisme tripal, ennemi de toutes les chefferies, petites ou grandes. Ses idées, politiques et autres, étaient plus des dégoûts ou des engouements tonitruants que des concepts à l'architecture claire. La minceur de sa vie intellectuelle n'avait d'égal que l'éclat et la munificence des mouvements de son cœur. Jamais je ne le vis raisonner avec quelque suite, comme s'il avait jugé impudique de paraître intelligent; j'en ai souffert…

Été 1975. Pour la première fois, je vois mon père humilié. J'ai dix ans. Nous sommes en train de pêcher à l'explosif dans les douves de la propriété poitevine de mes grands-parents maternels, contre l'avis formel du maître des lieux. Tandis qu'il remplit des canettes de bière de poudre noire, le Zubial me parle de sa douleur d'être un fils de collabo, de cette honte imprescriptible qui n'a d'égal que son amour pour son propre père.

J'ai mal pour lui, pour son innocence. Payer dans son cœur les choix politiques de son papa est une injustice qui le poursuit sans remise de peine, bien que le cas du Nain Jaune, homme de toutes les tractations en coulisses, soit plus complexe que l'étiquette infamante ne le suggère.

Nous faisons péter une nouvelle canette. Une vieille carpe remonte à la surface, le ventre à l'envers, dans un remugle de vase, image de son désarroi. Il me parle de son père, de ses courages, de son double engagement, à Vichy et en faveur de l'armée de l'ombre, à Berne, de ses longues négociations avec l'Amérique de Roosevelt. Plus il me dépeint l'envers secret d'une guerre compliquée, plus je comprends l'ampleur de sa souffrance de petit garçon. On ne défend pas son père si on ne sent pas que l'histoire l'accuse et que la morale le réprouve. Si le mystérieux Nain Jaune est un jour acquitté, ce ne sera qu'en appel.

Alors, tandis que le Zubial parle, je vois nettement en lui l'homme héroïque qu'il a besoin d'être. Pour réparer? L'explication est un peu facile. Mais j'ai toujours eu le sentiment que le Zubial se concevait comme un héros des temps de paix. Sa façon d'aimer, de se risquer dans sa conduite, de militer pour une certaine façon d'être, empreinte de totale vérité, fut jour après jour motivée par le besoin de résister. À quoi? Aux conforts de la médiocrité, aux rêves mesurés, aux facilités des renoncements. Pourtant, il ne revendiquait rien; son drapeau était ses mœurs, son discours une pratique vertigineuse.