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Ma seule distraction est d’aller, le dimanche, au sortir de la messe, chez Mme Gouin, l’épicière… Le dégoût m’en éloigne, mais l’ennui, plus fort, m’y ramène. Là, du moins, on se retrouve, toutes ensemble… On potine, on rigole, on fait du bruit, en sirotant des petits verres de mêlé-cassis… Il y a là, un peu, l’illusion de la vie… Et le temps passe… L’autre dimanche, je n’ai pas vu la petite, aux yeux suintants, au museau de rat… Je m’informe…

– Ce n’est rien… ce n’est rien… me dit l’épicière d’un ton qu’elle veut rendre mystérieux.

– Elle est donc malade?…

– Oui… mais ce n’est rien… Dans deux jours, il n’y paraîtra plus…

Et mam’zelle Rose me regarde, avec des yeux qui confirment, et qui semblent dire:

– Ah! Vous voyez bien!… C’est une femme très adroite…

Aujourd’hui, justement, j’ai appris, chez l’épicière, que des chasseurs avaient trouvé la veille, dans la forêt de Raillon, parmi des ronces et des feuilles mortes, le cadavre d’une petite fille, horriblement violée… Il paraît que c’est la fille d’un cantonnier… On l’appelait dans le pays, la petite Claire… Elle était un peu innocente, mais douce et gentille… et elle n’avait pas douze ans!… Bonne aubaine, vous pensez, pour un endroit comme ici… où l’on est réduit à ressasser, chaque semaine, les mêmes histoires… Aussi, les langues marchent-elles…

D’après Rose, toujours mieux informée que les autres, la petite Claire avait son petit ventre ouvert d’un coup de couteau, et les intestins coulaient par la blessure… La nuque et la gorge gardaient, visibles, les marques de doigts étrangleurs… Ses parties, ses pauvres petites parties, n’étaient qu’une plaie affreusement tuméfiée, comme si elles eussent été forcées – une comparaison de Rose – par le manche trop gros d’une cognée de bûcheron… On voyait encore, dans la bruyère courte, à un endroit piétiné et foulé, la place où le crime s’était accompli… Il devait remonter à huit jours, au moins, car le cadavre était presque entièrement décomposé…

Malgré l’horreur sincère qu’inspire ce meurtre, je sens parfaitement que, pour la plupart de ces créatures, le viol et les images obscènes qu’il évoque, en sont, pas tout à fait une excuse, mais certainement une atténuation… car le viol, c’est encore de l’amour… On raconte un tas de choses… on se rappelle que la petite Claire était toute la journée, dans la forêt… Au printemps, elle y cueillait des jonquilles, des muguets, des anémones, dont elle faisait, pour les dames de la ville, de gentils bouquets; elle y cherchait des morilles qu’elle venait vendre, au marché, le dimanche… L’été, c’étaient des champignons de toute sorte… et d’autres fleurs… Mais, à cette époque, qu’allait-elle faire dans la forêt où il n’y a plus rien à cueillir?…

L’une dit, judicieusement:

– Pourquoi que le père ne s’est pas inquiété de la disparition de la petite?… C’est peut-être lui qui a fait le coup?…

À quoi, l’autre, non moins judicieusement, réplique:

– Mais s’il avait voulu faire le coup… il n’avait pas besoin d’emmener sa fille dans la forêt… voyons!…

Mme Rose intervient:

– Tout cela est bien louche, allez!… Moi…

Avec des airs entendus, des airs de quelqu’un qui connaît de terribles secrets, elle poursuit d’une voix plus basse, d’une voix de confidence dangereuse…

– Moi… je ne sais rien… je ne veux rien affirmer… Mais…

Et comme elle laisse notre curiosité en suspens sur ce «mais…»:

– Quoi donc?… quoi donc?… s’écrie-t-on de toutes parts, le col tendu, la bouche ouverte…

– Mais… je ne serais pas étonnée… que ce fût…

Nous sommes haletantes…

– Monsieur Lanlaire… là… si vous voulez mon idée, achève-t-elle, avec une expression de férocité atroce et basse…

Plusieurs protestent… d’autres se réservent… J’affirme que monsieur Lanlaire est incapable d’un tel crime et je m’écrie:

– Lui, seigneur Jésus?… Ah! le pauvre homme… il aurait bien trop peur…

Mais Rose, avec plus de haine encore, insiste:

– Incapable?… Ta… ta… ta… Et la petite Jésureau?… Et la petite à Valentin?… Et la petite Dougère?… Rappelez-vous donc?… Incapable?…

– Ce n’est pas la même chose… Ce n’est pas la même chose…

Dans leur haine contre Monsieur, elles ne veulent pas aller, comme Rose, jusqu’à l’accusation formelle d’assassinat… Qu’il viole les petites filles qui consentent à se laisser violer?… mon Dieu! passe encore… Qu’il les tue?… ça n’est guère croyable… Rageusement, Rose s’obstine… Elle écume… elle frappe sur la table de ses grosses mains molles… elle se démène, clamant:

– Puisque je vous dis que si, moi… Puisque j’en suis sûre, ah!…

Mme Gouin, restée songeuse, finit par déclarer de sa voix blanche:

– Ah! dame, Mesdemoiselles… ces choses-là… on ne sait jamais… Pour la petite Jésureau… c’est une fameuse chance, je vous assure, qu’il ne l’ait pas tuée…

Malgré l’autorité de l’épicière… malgré l’entêtement de Rose, qui n’admet pas qu’on déplace la question, elles passent, l’une après l’autre, la revue de tous les gens du pays qui auraient pu faire le coup… Il se trouve qu’il y en a des tas… tous ceux-là qu’elles détestent, tous ceux-là contre qui elles ont une jalousie, une rancune, un dépit… Enfin, la petite femme pâle au museau de rat propose:

– Vous savez bien qu’il est venu, la semaine dernière, deux capucins qui n’avaient pas bon air, avec leurs sales barbes, et qui mendiaient partout?… Est-ce que ce ne serait pas eux?…

On s’indigne:

– De braves et pieux moines!… De saintes âmes du bon Dieu!… C’est abominable…

Et, tandis que nous nous en allons, ayant soupçonné tout le monde, Rose, acharnée, répète:

– Puisque je vous le dis, moi… Puisque c’est lui.

Avant de rentrer, je m’arrête un instant à la sellerie, où Joseph astique ses harnais… Au-dessus d’un dressoir, où sont symétriquement rangées des bouteilles de vernis et des boîtes de cirage, je vois flamboyer aux lambris de sapin le portrait de Drumont… Pour lui donner plus de majesté, sans doute, Joseph l’a récemment orné d’une couronne de laurier-sauce. En face, le portrait du pape disparaît, presque entièrement caché, sous une couverture de cheval pendue à un clou. Des brochures antijuives, des chansons patriotiques s’empilent sur une planche, et dans un coin la matraque se navre parmi les balais.

Brusquement, je dis à Joseph, sans un autre motif que la curiosité:

– Savez-vous, Joseph, qu’on a trouvé dans la forêt la petite Claire assassinée et violée?

Tout d’abord, Joseph ne peut réprimer un mouvement de surprise – est-ce bien de la surprise?… Si rapide, si furtif qu’ait été ce mouvement, il me semble qu’au nom de la petite Claire il a eu comme une étrange secousse, comme un frisson… Il se remet très vite.

– Oui, dit-il d’une voix ferme… je sais… On m’a conté ça, au pays, ce matin…

Il est maintenant indifférent et placide. Il frotte ses harnais avec un gros torchon noir, méthodiquement. J’admire la musculature de ses bras nus, l’harmonieuse et puissante souplesse de ses biceps… la blancheur de sa peau. Je ne vois pas ses yeux sous les paupières rabaissées, ses yeux obstinément fixés sur son ouvrage. Mais je vois sa bouche… toute sa bouche large… son énorme mâchoire de bête cruelle et sensuelle… Et j’ai comme une étreinte légère au cœur… Je lui demande encore:

– Sait-on qui a fait le coup?…

Joseph hausse les épaules… Moitié railleur, moitié sérieux, il répond:

– Quelques vagabonds, sans doute… quelques sales youpins…

Puis, après un court silence:

– Puuutt!… Vous verrez qu’on ne les pincera pas… Les magistrats, c’est tous des vendus.

Il replace sur leurs selles les harnais terminés, et désignant le portrait de Drumont, dans son apothéose de laurier-sauce, il ajoute:

– Si on avait celui-là?… Ah! malheur!

Je ne sais pourquoi, par exemple, je l’ai quitté, l’âme envahie par un singulier malaise…

Enfin, avec cette histoire, on va donc avoir de quoi parler et se distraire un peu…

Quelquefois, quand Madame est sortie et que je m’ennuie trop, je vais à la grille sur le chemin où Mlle Rose vient me retrouver… Toujours en observation, rien ne lui échappe de ce qui se passe chez nous, de ce qui y entre ou en sort. Elle est plus rouge, plus grasse, plus molle que jamais. Les lippes de sa bouche pendent davantage, son corsage ne parvient plus à contenir les houles déferlantes de ses seins… Et de plus en plus elle est hantée d’idées obscènes… Elle ne voit que ça, ne pense qu’à ça… ne vit que pour ça… Chaque fois que nous nous rencontrons, son premier regard est pour mon ventre, sa première parole pour me dire sur ce ton gras qu’elle a: