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IX

25 octobre.

Un qui m’intrigue, c’est Joseph. Il a des allures vraiment mystérieuses et j’ignore ce qui se passe au fond de cette âme silencieuse et forcenée. Mais sûrement, il s’y passe quelque chose d’extraordinaire. Son regard, parfois, est lourd à supporter, tellement lourd que le mien se dérobe sous son intimidante fixité. Il a des façons de marcher lentes et glissées, qui me font peur. On dirait qu’il traîne rivé à ses chevilles un boulet, ou plutôt le souvenir d’un boulet… Est-ce le bagne qu’il rappelle ou le couvent?… Les deux, peut-être. Son dos aussi me fait peur et aussi son cou large, puissant, bruni par le hâle comme un vieux cuir, raidi de tendons qui se bandent comme des grelins. J’ai remarqué sur sa nuque un paquet de muscles durs, exagérément bombés, comme en ont les loups et les bêtes sauvages qui doivent porter, dans leurs gueules, des proies pesantes.

Hormis sa folie antisémite, qui dénote, chez Joseph, une grande violence et le goût du sang, il est plutôt réservé sur toutes les autres choses de la vie. Il est même impossible de savoir ce qu’il pense. Il n’a aucune des vantardises, ni aucune des humilités professionnelles, par où se reconnaissent les vrais domestiques; jamais non plus un mot de plainte, jamais un débinage contre ses maîtres. Ses maîtres, il les respecte sans servilité, semble leur être dévoué sans ostentation. Il ne boude pas sur la besogne, la plus rebutante des besognes. Il est ingénieux; il sait tout faire, même les choses les plus difficiles et les plus différentes, qui ne sont point de son service. Il traite le Prieuré, comme s’il était à lui, le surveille, le garde jalousement, le défend. Il en chasse les pauvres, les vagabonds et les importuns, flaireur et menaçant comme un dogue. C’est le type du serviteur de l’ancien temps, le domestique d’avant la Révolution… De Joseph, on dit, dans le pays: «Il n’y en a plus comme lui… Une perle!». Je sais qu’on cherche à l’arracher aux Lanlaire. De Louviers, d’Elbeuf, de Rouen, on lui fait les propositions les plus avantageuses. Il les refuse et ne se vante pas de les avoir refusées… Ah! ma foi non… Il est ici, depuis quinze ans, il considère cette maison comme la sienne. Tant qu’on voudra de lui, il restera… Madame si soupçonneuse et qui voit le mal partout lui montre une confiance aveugle. Elle qui ne croit à personne, elle croit à Joseph, à l’honnêteté de Joseph, au dévouement de Joseph.

– Une perle!… Il se jetterait au feu pour nous, dit-elle.

Et, malgré son avarice, elle l’accable de menues générosités et de petits cadeaux.

Pourtant, je me méfie de cet homme. Cet homme m’inquiète et, en même temps, il m’intéresse prodigieusement. Souvent, j’ai vu des choses effrayantes passer dans l’eau trouble, dans l’eau morte de ses yeux… Depuis que je m’occupe de lui, il ne m’apparaît plus tel que je l’avais jugé tout d’abord à mon entrée dans cette maison, un paysan grossier, stupide et pataud. J’aurais dû l’examiner plus attentivement. Maintenant, je le crois singulièrement fin et retors, et même mieux que fin, pire que retors… je ne sais comment m’exprimer sur lui… Et puis, est-ce l’habitude de le voir, tous les jours?… Je ne le trouve plus si laid, ni si vieux… L’habitude agit comme une atténuation, comme une brume, sur les objets et sur les êtres. Elle finit, peu à peu, par effacer les traits d’un visage, par estomper les déformations; elle fait qu’un bossu avec qui l’on vit quotidiennement n’est plus, au bout d’un certain temps, bossu… Mais il y a autre chose; il y a tout ce que je découvre en Joseph de nouveau et de profond… et qui me bouleverse. Ce n’est pas l’harmonie des traits, ni la pureté des lignes qui crée pour une femme, la beauté d’un homme. C’est quelque chose de moins apparent, de moins défini… une sorte d’affinité et, si j’osais… une sorte d’atmosphère sexuelle, âcre, terrible ou grisante, dont certaines femmes subissent, même malgré elles, la forte hantise… Eh bien, Joseph dégage autour de lui cette atmosphère-là… L’autre jour, je l’ai admiré qui soulevait une barrique de vin… Il jouait avec elle ainsi qu’un enfant avec sa balle de caoutchouc. Sa force exceptionnelle, son adresse souple, le levier formidable de ses reins, l’athlétique poussée de ses épaules, tout cela m’a rendue rêveuse. L’étrange et maladive curiosité, faite de peur autant que d’attirance, qu’excite en moi l’énigme de ces louches allures, de cette bouche close, de ce regard impressionnant, se double encore de cette puissance musculaire, de cette carrure de taureau. Sans pouvoir me l’expliquer davantage, je sens qu’il y a entre Joseph et moi une correspondance secrète… un lien physique et moral qui se resserre un peu plus tous les jours…

De la fenêtre de la lingerie où je travaille, je le suis des yeux, quelquefois, dans le jardin… Il est là, courbé sur son ouvrage, la face presque à fleur de terre, ou bien agenouillé contre le mur où s’alignent des espaliers… Et soudain il disparaît… il s’évanouit… Le temps de pencher la tête… et il n’y a plus personne… S’enfonce-t-il dans le sol?… Passe-t-il à travers les murs?… Il m’arrive, de temps en temps d’aller au jardin, pour lui transmettre un ordre de Madame… Je ne le vois nulle part, et je l’appelle.

– Joseph!… Joseph!… Où êtes-vous?

Aucune réponse… J’appelle encore:

– Joseph!… Joseph!… Où êtes-vous?

Tout à coup, sans bruit, Joseph surgit de derrière un arbre, de derrière une planche de légumes, devant moi. Il surgit, devant moi, dans le soleil, avec son masque sévère et fermé, ses cheveux aplatis sur le crâne, la chemise ouverte sur sa poitrine velue… D’où vient-il?… D’où sort-il?… D’où est-il tombé?…

– Ah! Joseph, que vous m’avez fait peur…

Et sur les lèvres et dans les yeux de Joseph erre un sourire effrayant qui, véritablement, a des lueurs courtes, rapides de couteau. Je crois que cet homme est le diable…

Le viol de la petite Claire défraie toujours les conversations et surexcite les curiosités de la ville. On s’arrache les journaux de la région et de Paris qui le racontent. La Libre Parole dénonce nettement et en bloc les juifs, et elle affirme que c’est un «meurtre rituel…» Les magistrats sont venus sur les lieux… on a fait des enquêtes, des instructions; on a interrogé beaucoup de gens… Personne ne sait rien… L’accusation de Rose, qui a circulé, n’a rencontré partout que de l’incrédulité; tout le monde a haussé les épaules… Hier, les gendarmes ont arrêté un pauvre colporteur qui a pu prouver facilement qu’il n’était pas dans le pays, au moment du crime. Le père, désigné par la rumeur publique, s’est disculpé… Du reste, on n’a sur lui que les meilleurs renseignements… Donc, nulle part, nul indice qui puisse mettre la justice sur les traces du coupable. Il paraît que ce crime fait l’admiration des magistrats et qu’il a été commis avec une habileté surprenante, sans doute par des professionnels… par des Parisiens… Il paraît aussi que le procureur de la République mène l’affaire mollement et pour la forme. L’assassinat d’une petite fille pauvre, ça n’est pas très passionnant… Il y a donc tout lieu de croire qu’on ne trouvera jamais rien et que l’affaire sera bientôt classée, comme tant d’autres qui n’ont pas dit leur secret…

Je ne serais pas étonnée que Madame crût son mari coupable… Ça, c’est comique, et elle devrait le mieux connaître. Elle est toute drôle, depuis la nouvelle. Elle a des façons de regarder Monsieur qui ne sont pas naturelles. J’ai remarqué que, durant le repas, chaque fois qu’on sonnait, elle avait un petit sursaut…

Après le déjeuner, aujourd’hui, comme Monsieur manifestait l’intention de sortir, elle l’en a empêché…

– Vraiment, tu peux bien rester ici… Qu’est-ce que tu as besoin d’être toujours dehors?

Elle s’est même promenée avec Monsieur, une grande heure, dans le jardin. Naturellement, Monsieur ne s’aperçoit de rien; il n’en perd pas une bouchée de viande, ni une bouffée de tabac… Quel gros lourdaud!

J’aurais bien voulu savoir ce qu’ils peuvent se dire, quand ils sont seuls, tous les deux… Hier soir, pendant plus de vingt minutes, j’ai écouté derrière la porte du salon… J’ai entendu Monsieur qui froissait un journal… Assise devant son petit bureau, Madame écrivait ses comptes:

– Qu’est-ce que je t’ai donné hier?… a demandé Madame.

– Deux francs… a répondu Monsieur…

– Tu es sûr?…

– Mais oui, mignonne…

– Eh bien, il me manque trente-huit sous…

– Ce n’est pas moi qui les ai pris…

– Non… c’est le chat…

Ils ne se sont rien dit d’autre…

À la cuisine, Joseph n’aime pas qu’on parle de la petite Claire. Quand Marianne ou moi nous mettons la conversation sur ce sujet, il la change aussitôt, ou bien il n’y prend pas part. Ça l’ennuie… Je ne sais pas pourquoi, cette idée m’est venue – et elle s’enfonce, de plus en plus dans mon esprit – que c’est Joseph qui a fait le coup. Je n’ai pas de preuves, pas d’indices qui puissent me permettre de le soupçonner… pas d’autres indices que ses yeux, pas d’autres preuves que ce léger mouvement de surprise qui lui échappa, lorsque, de retour de chez l’épicière, brusquement, dans la sellerie, je lui jetai pour la première fois au visage le nom de la petite Claire, assassinée et violée… Et cependant, ce soupçon purement intuitif a grandi, est devenu une possibilité, puis une certitude. Je me trompe, sans doute. Je tâche à me convaincre que Joseph est une «perle…» Je me répète que mon imagination s’exalte à de simples folies, qu’elle obéit aux influences de cette perversité romanesque, qui est en moi… Mais j’ai beau faire, cette impression subsiste en dépit de moi-même, ne me quitte pas un instant, prend la forme harcelante et grimaçante de l’idée fixe… Et j’ai une irrésistible envie de demander à Joseph: