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Mais ses lèvres étaient sur mes lèvres… La mort était sur mes lèvres…

– Tais-toi!… fit-il, haletant… Je ne t’ai jamais autant aimée que ce soir…

Et nos deux corps se confondirent… Et, le désir réveillé en moi, ce fut un supplice atroce dans la plus atroce des voluptés d’entendre, parmi les soupirs et les petits cris de Georges, d’entendre le bruit de ses os qui, sous moi, cliquetaient comme les ossements d’un squelette…

Tout à coup, ses bras me désenlacèrent et retombèrent, inertes, sur le lit; ses lèvres se dérobèrent et abandonnèrent mes lèvres. Et de sa bouche renversée jaillit un cri de détresse… puis un flot de sang chaud qui m’éclaboussa tout le visage. D’un bond, je fus hors du lit. En face, une glace me renvoya mon image, rouge et sanglante… Je m’affolai, et courant, éperdue, dans la chambre, je voulus appeler au secours… Mais l’instinct de la conservation, la crainte des responsabilités, de la révélation de mon crime… je ne sais quoi encore de lâche et de calculé… me fermèrent la bouche… me retinrent au bord de l’abîme où sombrait ma raison… Très nettement, très rapidement, je compris qu’il était impossible que, dans l’état de nudité, dans l’état de désordre, dans l’état d’amour où nous étions, Georges, moi, et la chambre… je compris qu’il était impossible que quelqu’un entrât en cet instant, dans la chambre…

Ô misère humaine!… Il y avait quelque chose de plus spontané que ma douleur, de plus puissant que mon épouvante, c’étaient mon ignoble prudence et mes bas calculs… Dans cette terreur, j’eus la présence d’esprit d’ouvrir la porte du salon… puis la porte de l’antichambre… et d’écouter… Aucun bruit… Tout dormait dans la maison… Alors, je revins près du lit… Je soulevai le corps de Georges, léger comme une plume dans mes bras… J’exhaussai sa tête de façon à la maintenir droite dans mes mains… Le sang continuait de couler par la bouche, en filaments poisseux… j’entendais que sa poitrine s’évacuait par la gorge, avec un bruit de bouteille qu’on vide… Ses yeux révulsés ne montraient plus, entre les paupières agrandies, que leurs globes rougeâtres.

– Georges!… Georges!… Georges!…

Georges ne répondit pas à ces appels, à ces cris… Il ne les entendait pas… il n’entendait plus rien des cris et des appels de la terre:

– Georges!… Georges!… Georges!…

Je lâchai son corps; son corps s’affaissa sur le lit… Je lâchai sa tête; sa tête retomba, lourde, sur l’oreiller… Je posai ma main sur son cœur… son cœur ne battit pas…

– Georges!… Georges!… Georges!…

L’horreur fut trop forte de ce silence, de ces lèvres muettes… de l’immobilité rouge de ce cadavre… et de moi-même… Et brisée de douleur, brisée de l’effrayante contrainte de ma douleur, je m’écroulai sur le tapis, évanouie…

Combien de minutes dura cet évanouissement, ou combien de siècles?… Je ne le sais pas. Revenue à moi, une pensée suppliciante domina toutes les autres: faire disparaître ce qui pouvait m’accuser… Je me lavai le visage… je me rhabillai… je remis – oui, j’eus cet affreux courage – je remis de l’ordre sur le lit et dans la chambre… Et quand cela fut fini… je réveillai la maison… je criai la terrible nouvelle, dans la maison…

Ah! cette nuit!… J’ai connu, cette nuit-là, de tortures tout ce qu’en contient l’enfer…

Et celle d’aujourd’hui me la rappelle… La tempête souffle, comme elle soufflait là-bas, la nuit où je commençai sur cette pauvre chair mon œuvre de destruction… Et le hurlement du vent dans les arbres du jardin, il me semble que c’est le hurlement de la mer, sur la digue de l’à jamais maudite villa d’Houlgate.

De retour à Paris, après les obsèques de M. Georges, je ne voulus pas rester, malgré ses supplications multipliées, au service de la pauvre grand’mère… J’avais hâte de m’en aller… de ne plus revoir ce visage en larmes, de ne plus entendre ces sanglots qui me déchiraient le cœur… J’avais hâte surtout de m’arracher à sa reconnaissance, à ce besoin qu’elle avait, en sa détresse radotante, de me remercier sans cesse de mon dévoûment, de mon héroïsme, de m’appeler sa «fille… sa chère petite fille», de m’embrasser, avec de folles effusions de tendresse… Bien des fois, durant les quinze jours que je consentis, sur sa prière, à passer près d’elle, j’eus l’envie impérieuse de me confesser, de m’accuser, de lui dire tout ce que j’avais de trop pesant à l’âme et qui, souvent, m’étouffait… À quoi bon?… Est-ce qu’elle en eût éprouvé un soulagement quelconque?… C’eût été ajouter une affliction plus poignante à ses autres afflictions, et cette horrible pensée et ce remords inexpiable que, sans moi, son cher enfant ne serait peut-être pas mort… Et puis, il faut que je l’avoue, je ne m’en sentis pas le courage… Je partis de chez elle, avec mon secret, vénérée d’elle comme une sainte, comblée de riches cadeaux et d’amour…

Or, le jour même de mon départ, comme je revenais de chez Mme Paulhat-Durand, la placeuse, je rencontrai dans les Champs-Elysées un ancien camarade, un valet de chambre, avec qui j’avais servi, pendant six mois, dans la même maison. Il y avait bien deux ans que je ne l’avais vu. Les premiers mots échangés, j’appris que, ainsi que moi, il cherchait une place. Seulement, ayant de chouettes extras pour l’instant, il ne se pressait pas d’en trouver.

– Cette sacrée Célestine! fit-il, heureux de me revoir… toujours épatante!…

C’était un bon garçon, gai, farceur, et qui aimait la noce… Il proposa:

– Si on dînait ensemble, hein?…

J’avais besoin de me distraire, de chasser loin de moi un tas d’images trop tristes, un tas de pensées obsédantes. J’acceptai…

– Chic, alors!… fit-il.

Il prit mon bras, et m’emmena chez un marchand de vins de la rue Cambon… Sa gaîté lourde, ses plaisanteries grossières, sa vulgaire obscénité, je les sentis vivement… Elles ne me choquèrent point… Au contraire, j’éprouvai une certaine joie canaille, une sorte de sécurité crapuleuse, comme à la reprise d’une habitude perdue… Pour tout dire, je me reconnus, je reconnus ma vie et mon âme en ces paupières fripées, en ce visage glabre, en ces lèvres rasées qui accusent le même rictus servile, le même pli de mensonge, le même goût de l’ordure passionnelle, chez le comédien, le juge et le valet…

Après le dîner, nous flânâmes quelque temps sur les boulevards… Puis il me paya une tournée de cinématographe. J’étais un peu molle d’avoir bu trop de vin de Saumur. Dans le noir de la salle, pendant que, sur la plaque lumineuse, l’armée française défilait, aux applaudissements de l’assistance, il m’empoigna la taille et me donna, sur la nuque, un baiser qui faillit me décoiffer.

– Tu es épatante… souffla-t-il… Ah! nom d’un chien!… ce que tu sens bon…

Il m’accompagna jusqu’à mon hôtel et nous restâmes là, quelques minutes, sur le trottoir, silencieux, un peu bêtes… Lui, du bout de sa canne, tapait la pointe de ses bottines… Moi, la tête penchée, les coudes au corps, les mains dans mon manchon, j’écrasais, sous mes pieds, une peau d’orange…

– Eh bien, au revoir! lui dis-je…

– Ah! non, fit-il… laisse-moi monter avec toi… Voyons, Célestine?

Je me défendis, vaguement, pour la forme… il insista:

– Voyons!… qu’est-ce que tu as?… Des peines de cœur?… Justement… c’est le moment…

Il me suivit. Dans cet hôtel-là, on ne regardait pas trop à qui rentrait le soir… Avec son escalier étroit et noir, sa rampe gluante, son atmosphère ignoble, ses odeurs fétides, il tenait de la maison de passe et du coupe-gorge… Mon compagnon toussa pour se donner de l’assurance… Et moi, je songeais, l’âme pleine de dégoût:

– Ah!… dame!… ça ne vaut pas les villas d’Houlgate, ni les hôtels chauds et fleuris de la rue Lincoln…

À peine dans ma chambre, et dès que j’eus verrouillé la porte, il se rua sur moi et me jeta brutalement, les jupes levées, sur le lit.

Tout de même, ce qu’on est vache, parfois!… Ah, misère de nous!

Et la vie me reprit, avec ses hauts, ses bas, ses changements de visage, ses liaisons finies aussitôt que commencées… et ses sautes brusques des intérieurs opulents dans la rue… comme toujours…

Chose singulière!… Moi qui, dans mon exaltation amoureuse, dans une soif ardente de sacrifice, sincèrement, passionnément, avais voulu mourir, j’eus durant de longs mois la peur d’avoir gagné la contagion aux baisers de M. Georges… La moindre indisposition, la plus passagère douleur me furent une terreur véritable. Souvent, la nuit, je me réveillais avec des épouvantes folles, des sueurs glacées… Je me tâtais la poitrine, où par suggestion j’éprouvais des douleurs et des déchirements; j’interrogeais mes crachats où je voyais des filaments rouges: à force de compter les pulsations de mes veines, je me donnais la fièvre… Il me semblait, en me regardant dans la glace, que mes yeux se creusaient, que mes pommettes rosissaient, de ce rose mortel qui colorait les joues de M. Georges… À la sortie d’un bal public, une nuit, je pris un rhume et je toussai pendant une semaine… Je crus que c’était fini de moi… Je me couvris le dos d’emplâtres, j’avalai toute sorte de médecines bizarres… j’adressai même un don pieux à saint Antoine de Padoue… Puis, comme en dépit de ma peur, ma santé restait forte, que j’avais la même endurance aux fatigues du métier et du plaisir… cela passa…