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Lettre 54. Réponse.

[Tricherie! car cette lettre fut dictée en partie par Gaudet, plus fin que cette pauvre fine! Portrait de Gaudet.].

16 juin.

On dit que je suis fine; mais tu me dames le pion, mon aimable cousine! je suis pourtant charmée que tu m’aies écris comme tu l’as fait: cela me met à l’aise, et je vais te parler à cœur ouvert. Je suis de ton avis; et tu penses très juste, quand tu supposes que je trompe M. Gaudet, et que je le mène. Il faut te faire son portrait. Il est de lui; car il se connaît; mais j’y mettrai du mien quelques traits, que j’écrirai différemment; remarque-les. Il est pour l’esprit comme pour la figure; tu as vu dans ses traits! qui sont tous gracieux, quelque chose de dur, dont on ne peut se rendre raison: quoique très bien fait, il se ramasse quelquefois en peloton, dans son fauteuil, et alors il a l’air d’un ours. Son caractère est l’enjouement, l’aimable gaieté: mais au milieu des saillies de sa belle humeur, il lui échappe où une expression dure, où une ironie sanglante. Il est bon, et il est fin; deux qualités presque incompatibles. Il est bon ami; mais quelquefois sa conduite a toutes les apparences de la perfidie; il trahit pour servir; et semblable à ces somnambules qui marchent en sûreté sur le haut d’un toit, tant qu’on ne les éveille pas, il vous sert en effet, si vous ne vous apercevez pas de sa trahison; mais si vous le remarquez, et que vous le troubliez, tout est perdu, et la perfidie a son effet naturel. Il n’est pas vindicatif, à moins que ce ne soit pour venger un ami, une amie, et que cette vengeance ne leur soit réellement utile: alors, il a l’air du plus atroce des hommes, et il se comporte de même; car comme il est sans préjugés, rien ne peut l’arrêter, que la raison, dont il écoute toujours la voix: voilà l’homme. Conduis-toi avec lui en conséquence de ce portrait, le plus vrai qui fut jamais. Quant à moi, voici ma manière à son égard.

Je ne joute pas avec lui de finesse; il s’en apercevrait, et je serais sa dupe, comme bien d’autres: mais je lui dis clairement ce que je ne veux pas, ou ce que je veux: je le dis fermement. Ordinairement il cède au premier mot, et se conforme à mes volontés, comme à ces événements qui partent de causes supérieures, et qu’on ne saurait empêcher. Quelquefois, mais rarement, il forme des objections. Si je l’écoute, il me subjugue: mais si je l’arrête dès le premier mot, en répétant, je le veux, il me répond: «Cette raison-là vaut mieux que toutes les miennes, et cela sera…» Malgré ta finesse, cousine, je te conseille d’employer ma recette: c’est un conseil d’amie. Ce qui rend cette conduite sans inconvénients avec M. Gaudet, c’est qu’il ne connaît rien d’illicite que ce qui est contraire à l’avantage de la personne qu’il sert: mais aussi, comme il est fort éclairé, souvent on le croirait scrupuleux. Il faut alors l’écouter, et on a la satisfaction d’être convaincu; on est forcé de l’approuver, de vouloir et de penser comme lui. D’après cela, tu vois s’il a beaucoup de peine à conduire Edmond! Cent fois moins que toi et moi Ainsi, ma chère, que ce caractère décidé ne t’effraie pas c’est un guide sûr, que celui qui ne bronche jamais, et qui, s’il tombe quelquefois, ne le fait qu’en vous disant. Vous voulez que je tombe et tomber avec moi; je vais le faire pour vous complaire; prenons garde à nous faire mal! vous m’avertirez quand vous voudrez vous relever, et marcher plus fermement.» Adieu, chère cousine. Je te souhaite bien au-delà du triste jour (comme tu le nommes); qui ne sera cependant pas si triste; car il fera naître dans ton cœur la joie du danger passé, celle d’avoir un fils, et l’espoir d’un heureux mariage.