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Lettre 164. La Marquise de***, à Fanchon.

[Elle a des pressentiments de son assassinat.].

1er janvier.

Ma très chère sœur,

Il est fait enfin ce mariage, si longtemps souhaité, oublié ensuite, puis devenu impossible: et enfin redevenu praticable et même nécessaire. Il est fait! mais ceux qu’il aurait consolés ne sont plus!… C’est une douceur dont je n’étais pas digne… Je ne la suis pas même d’avoir donné un état à mon fils… Mais si j’ai cette douceur, son père me la fait payer cher!… Qu’importe? le marquis de*** vous est allié, par un bien vil lien, qui n’est bon qu’à jeter au feu, mais il l’est, et le vertueux Pierre R** est oncle du comte de*** qui annonce les plus heureuses dispositions. Ce cher enfant m’aime beaucoup; et de mon côté, je ne saurais peindre mes sentiments pour lui… Que de tourments il faudrait pour en effacer la douceur, puisque tous mes malheurs passés et présents n’y sauraient donner atteinte!… Je conçois enfin comment je fus aimée, comment le fut mon frère, de ces vénérables parents que nous avons… (Car je suis aussi coupable que lui de leur mort.) Je ne goûte qu’en tremblant la satisfaction de caresser mon fils. Je vois à tout moment sur cette tête si chère ou sur la mienne (mais ce dernier article n’est rien), le glaive de la colère céleste suspendu, prêt à frapper… Je m’éveille quelquefois au milieu de la nuit en voyant égorger mon fils… Je m’écrie, je sors du lit, je cours… D’autres fois (et c’est pendant le jour, lorsque je me jette accablée sur un lit de repos), je crois qu’un furieux qui se cache, me plonge un poignard dans le sein. Je le regarde; je lui tends des mains suppliantes. Je tâche de le fléchir. Il frappe!…»Encore ce crime, dit-il: il le faut. La voilà punie, ma complice!…» Il se découvre, et c’est Edmond que je vois!… Ah! ce nom, si cher, me déchire le cœur!… Où est-il? où est-il?… Avoir sa grâce, et ne pas se montrer! ne pas reparaître!… Il sera mort quelque part, de honte, de douleur, de besoin!

De tous les maux dont la nature peut accabler un misérable mortel, aucun, aucun n’a manqué à mon malheureux frère?… Aucun ne m’a été épargné, à moi-même, infortunée, hors la mort, que mon frère a trouvée… Je le vois bien; c’est notre sang qu’il faut aux mânes paternelles; les deux parricides doivent périr: ce que j’ai souffert, n’était qu’une horrible question avant le supplice; mais je suis condamnée, ma sentence est lue; je vois, je vois un juge sévère qui me la montre, et derrière lui un bourreau…

Ah! Dieu! c’est encore Edmond que j’ai cru voir!… En quel état affreux! privé d’un œil et d’un bras; horriblement défiguré!… me montrant par les cheveux la tête sanglante… de ma mère!…

Je ne suis pas à moi, chère sœur, dès que je m’occupe de ces idées, que la présence seule de mon fils a le pouvoir de bannir: mon imagination s’allume, et je crois voir tout ce que je pense…

On m’a pourtant donné quelques nouvelles consolantes. Ton mari… ah! c’est l’honneur de notre nom, comme j’en suis la honte!… ton mari a tout surmonté par sa vertu!…

Le cher Bertrand, qui te remettra cette lettre, te dira comme s’est fait mon mariage. Fête triste et lugubre!… J’étais en deuil: mes larmes ont coulé, presque des sanglots m’ont échappé au pied des autels. La cérémonie a été publique: Mme la comtesse, aïeule de mon fils, l’a voulu à cause de l’enfant; les deux familles du comte et de la comtesse y étaient, avec tous leurs amis et toutes leurs connaissances. Le cher enfant était beau comme un ange: tout le monde l’admirait; on ne pouvait se lasser de le caresser. Les étrangers mêmes s’écriaient: «Qu’il est charmant! c’est l’amour! Sa mère doit être bien contente!…» Et quand on a vu mes larmes… on a dit heureusement: «C’est de joie!» Il est vrai que j’en avais. Mais nos chers parents… qui sont morts de douleur!… Un coup d’œil sur Bertrand portait dans mon sein le poignard vengeur. Aux pieds de l’autel, les yeux fixés sur le tabernacle, j’ai vu, entre les cierges, de chaque côté, mon père… le regard menaçant, et ma mère, s’arrachant les cheveux, comme le jour de sa mort!… Du doigt, mon: père me faisait signe de m’anéantir. J’ai presque fait un cri et le mouvement de frayeur que j’ai eu a frappé tout le monde… J’ai entendu qu’on disait: «Elle pense au risque presque certain qu’a couru son fils, de n’être jamais à sa place.» Je me suis anéantie devant Dieu, suivant l’ordre de mon père: j’ai réclamé la céleste miséricorde, et j’ai fait vœu d’une humilité sans mesure, telle qu’elle convient à un néant infect, tel que moi… Au retour à la maison, je me suis vêtue comme à Au**, et j’ai demandé la permission de sortir, pour aller offrir à Dieu les prémices de mon mariage. Mme la comtesse y a consenti. J’ai employé la journée à visiter les pauvres et surtout les prisonniers: je le cherchais, hélas! parmi ces misérables…

Je te prie, ma chère sœur, de me mettre dans le cas de vous rendre à tous les services qui dépendront de moi: quoique les dettes de mon mari, et sa conduite actuelle le gênent beaucoup, sa famille est puissante, je n’y suis pas mal vue, on m’y veut infiniment de bien, à cause de mon fils; on s’empresse de m’honorer, afin de me rendre digne de mon rang.

URSULE R**, marquise de***.